[Guest 4: Christophe Basterra]
Oui. J’ai été flatté quand le tandem de Tea Zine m’a proposé “d’écrire un article” – ne nous y trompons pas : il est toujours agréable de savoir qu’on pense à vous. Et comme dans la foulée, le duo m’a promis “une reconnaissance éternelle”, il devenait impossible de décliner l’invitation. Il restait donc le plus difficile : trouver le sujet. Entendons-nous bien : pas un sujet. LE sujet. Je me suis pris un moment à vouloir délirer sur le Long Hot Summer du Style Council – une ballade électrérotique qui berce avec brio depuis 1983 et un mois d’août passé à Altea les heures les plus chaudes de l’été. J’ai bien pensé concocter une “mixtape” virtuelle – mais entre nous, “l’objet” est presque trop galvaudé ces derniers temps. N’empêche : j’aurais sans doute mis The Beloved et The Barracudas, Gamine et Family. Pour hier. Holy Shit et Minks, St Augustine et Motorama, Still Corners et Memoryhouse. Pour aujourd’hui. Et puis, après avoir retourné le problème dans tous les sens, j’ai tranché : j’ai écarté New Order pour évoquer, sans garde-fou ou ligne directrice (après tout, c’est une “carte blanche”), Felt.
F.E.L.T. Les lettres majuscules ont toujours accompagné ce nom à la perfection. Je ne sais pas pourquoi. Une question graphique, je suppose. Vous pouvez bien sourire, vous aurez beau protester (même pour la forme), il ne s’agit pas d’un groupe comme les autres. Non : pas à cause de la légende que son fantasque despote s’est amusé à bâtir – même si, pour les béotiens, elle ajoute forcément à la dimension fascinante de l’histoire – autour de cette fameuse règle de trois : dix années (la décennie quatre-vingt), dix singles, dix albums (les compilations ne sont pas comptabilisées). Ni à cause des lubies et autres habitudes invraisemblables que l’on prête à ce Lawrence de Birmingham, qui a longtemps tenté de dissimuler son nom de famille pour ajouter encore à la magie. C’était bien sûr avant l’ère wikipediesque, lorsqu’un artiste pouvait encore espérer garder un soupçon de mystère et où les seules sources d’informations se trouvaient dans les notes de pochette – et les articles de la presse spécialisée et autres fanzines.
1984, chez New Rose, à Paris. C’est en cette année et en ce lieu regretté que j’ai acheté mon premier disque de Felt, l’album Strange Idols Patterns And Other Short Stories – ou était-ce ce fameux 25 centimètres exclusivement sorti en France, j’hésite maintenant ? J’ai découvert ce nom quelque temps auparavant, comme tant d’autres à l’époque, par le biais d’une compilation étourdissante réalisée par Cherry Red (alors label de la formation) : My Face Is On Fire (deuxième chanson de la face B) conjuguait avec un tel brio fragilité et assurance le temps de trois minutes donnant rendez-vous avec l’éternité que j’en suis tombé immédiatement amoureux. J’ai dû la réécouter en boucles plusieurs jours durant, me moquant bien des autres formations présentes sur le vinyle – et pourtant : Monochrome Set, EBTG, Eyeless In Gaza, Thomas Leer, The Passage, Joe Crow, Marine Girls … Pour résumer, je ne m’en suis jamais remis.
Dans mon univers, Felt est un groupe “passeur” – oui, majeur également. En fait, en prenant un peu de recul, je me suis aperçu que tous les artistes avec lesquels j’ai grandi et que j’ai suivi compulsivement (au hasard, et parmi d’autres : Moose, New Order, Pale Fountains, Saint Etienne) ont cette dimension “pédagogique” – mon passé d’étudiant en histoire ? Allez savoir … Alors, se plonger dans l’histoire du projet façonné par Lawrence Hayward et sa discographie revient à dérouler le fil d’une pelote extravagante, où les époques, les arts (majeurs, mineurs), les lubies s’entrecroisent au gré des envies d’une tête pensante, qui, tout en additionnant génie et minutie, rêvait de gloire. Pourtant, à l’époque, ce garçon à la gueule d’ange va tout faire avec une perfection inouïe pour saborder la popularité de l’épopée : encore aujourd’hui, le principal intéressé s’en défend, mais ne le croyez surtout pas – sortir un album exclusivement constitué d’instrumentaux de moins de deux minutes (Let The Snakes Crinkle Their Head To Death) juste après un single d’une évidence absolue (Ballad Of The Band) relève du Commercial Suicide – pour paraphraser Colin Newman.
Il n’empêche : le monde de Felt est un univers sans frontière pour tous ceux qui se piquent d’un peu de curiosité. Car, agençant un puzzle musical et iconographique, Lawrence laissait (et laisse) maintes portes entrouvertes. Il suffisait donc de les pousser pour partir à la découverte d’autres univers — pour constater qu’ils étaient tous peu ou prou liés. Au débotté, on pourrait citer une pochette (The Splendour Of Fear) piquée à une affiche célébrant la sortie anglaise du film Chelsea Girls d’Andy Warhol. Ou un instrumental nonchalant dédié à l’un des plus grands graphistes de l’histoire (William S Harvey, artisan de la beauté des disques Elektra). Ici, dans les paroles de Sunlight Bathed The Golden Glow, on croise un titre littéraire (A Season In Hell, d’après le recueil de poèmes d’Arthur Rimbaud) et là, on perçoit un clin d’œil appuyé à Jack Kerouac (le titre de l’album Pictorial Jackson Review détourne le nom du personnage principal du dernier roman de l’icône de la Beat Generation, Pic). D’un mannequin sixties ornant une pochette (et baptisant l’un des morceaux les plus obsédants du groupe) à un “hommage” au photographe new-yorkais Weegee, Lawrence donne ainsi sa vision d’une certaine culture pop – où l’on préfère Dennis à Brian Wilson, où l’on reprend Wire ET Polnareff, où l’on fricote avec Rose McDowell ET Sarah Cracknell. Et fait notre mon éducation.
S’entourant parfois de confrères musiciens comme producteurs (Robin Guthrie des Cocteau Twins, Mayo Thompson des légendaires Red Krayolas, Adrian Borland de The Sound), réalisant quelques pochettes pour certains de ses pairs les plus fréquentables (Peter Astor), le jeune homme multiplie les indices pour ceux qui se prennent au jeu et tentent de résoudre cette énigme fictive. Une énigme jamais élucidée, puisque notre homme, auteur ou coauteur de certaines des plus belles mélodies des eighties, sera toujours boudé par un public qui ouvrira grands ses bras à d’autres qui n’en méritaient pas tant. Quelque trente ans plus tard, l’insuccès de Penelope Tree reste même l’un des grands mystères de cette pop dite moderne – rien que cette intro ligne claire devrait être aussi connue que celle de Paint It Black ou You Really Got Me. Quant à la susmentionnée Sunlight Bathed…, elle aurait dû être Just Like Heaven à la place Friday I’m In Love – il suffit d’écouter la version single pour comprendre où je veux en venir. Dans le même ordre idée, All The People I Like Are Those That Are Dead aurait dû éclipser la discographie intégrale de Lloyd Cole. Bien sûr, je pourrai passer tout l’été à égrener des exemples tous plus probants les uns que les autres – quitte à ce que d’aucuns finissent par stigmatiser ma subjectivité. Qu’importe, cela dit, puisque je me range du côté d’Alistair Fitchett : “Je ne pense pas qu’on puisse être autre chose que subjectif lorsqu’on parle de pop … Dès qu’on essaye d’être objectif, on se rend compte qu’on parle de … musique”.
OUI. Felt est plus qu’un groupe. Ce projet du seul Lawrence (futur Denim et Go-Kart Mozart), passé maître dans l’art de s’entourer (sans les virtuoses guitariste Maurice Deebank et claviériste Martin Duffy, l’histoire aurait peut-être été autre – peut-être), est exactement ce que l’on espère, lorsque adolescent, on s’éprend de pop : il y est question de classe et de fierté, de secret et de talent, d’érudition et d’obstination, de charisme et d’obsession. Pochettes et titres frappant l’imaginaire (le premier mini-LP, Crumbling The Antiseptic Beauty, en guise de genèse bravache et d’influence iconographique), volte-face, interviews destinées à la postérité, petites phrases cinglantes et ambitions jamais revues à la baisse. C’est entre autre pour cela que Felt continue de fasciner – tenez, cet été, prenez le temps de découvrir la récente réédition de la compilation Bubblegum Perfume, parfait résumé des années Creation Records. Aujourd’hui, les admirateurs les plus ardents se trouvent là où on s’y attendait le moins. Sur la côte Ouest des Etats-Unis – vous les connaissez : ils ont pour nom Girls, Holy Shit, Ariel Pink, Dominant Legs, Puro Instinct, ou The Tyde (il y a aussi Minks à Brooklyn, je sais). Mais si cette incroyable aventure continue à ce point de fasciner malgré sa confidentialité, c’est aussi parce que Lawrence – ce Chet Baker de la scène indie – se refuse à faire bégayer l’histoire, contrairement à ses héros, qui ont tous fini par le trahir, à commencer par le Velvet ou Television, dont les retours au début des années 90 restent d’une tristesse absolue.
Bien sûr, rien n’est jamais certain. Pourtant, il n’existe aujourd’hui aucune chance que Felt ne revienne un jour sur le devant de la scène. En ce sens, Lawrence, ancien SDF occupé en ce moment à recoller les morceaux d’une vie partie à vau l’eau tout en préparant les deux prochains disques de Go-Kart Mozart et peaufinant un superbe ouvrage de photos dédié à son premier groupe, est l’ultime incarnation du radicalisme. Le dernier romantique.
PS1 Felt, un site internet http://felt-tribute.webs.com/
PS2 Felt, un livre http://vivonzeureux.fr/felt/
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Autant vous prévenir d’emblée … J’ai toujours raison. [pause]. Non. En fait, cet axiome était le “signe particulier” de l’une de mes cartes de visite. Mais c’était dans une autre vie, quand je présidais à la destinée de Magic – Revue Pop Moderne, un magazine vraiment épatant – et qui l’est toujours aujourd’hui, il suffit de le lire pour s’en rendre compte (et d’aller sur son site Internet aussi). Si je suis arrivé jusque-là, c’est sans doute parce que j’ai assisté à mon premier concert à l’âge de 12 ans – en août 1980, à Biarritz, au stade Aguiléra (il y avait XTC et The Beat à l’affiche – Skafish et The Police aussi). Ou peut-être parce que quelque temps plus tard, j’ai vu la même année Jesus And Mary Chain aux Bains Douches, New Order à l’Eldorado et The Cure à Bercy – j’ai aussi réussi mon bac (les résultats sont tombés un 3 juillet, jour anniversaire de la disparition du poète machiste et médiocre Jim Morrison, mais je ne suis pas certain de la corrélation).
Histoire d’animer les débats et autres repas, j’ai ensuite décidé de détester les Beatles (je le vis très bien, ne vous inquiétez pas), de prétendre que le Clash n’a pas sorti un seul bon album – mais quelques singles géniaux –, et d’affirmer que New Order est le groupe le plus important de l’histoire moderne. Malgré cela, j’ai noirci beaucoup de pages, divagué sur foultitude de disques, rencontré pléthore de groupes, interviewé Damon Albarn complètement saoul (moi, pas lui), mystifié Jarvis Cocker au baby-foot, travaillé sous les ordres de Philippe Manœuvre, joué au foot contre Joey Starr, refusé de voir le Velvet sur scène, accompagné Moose sur la route, grondé Lawrence dans les loges de la Flèche D’Or, fait rater leur avion à Johnny Marr et Bernard Sumner. Et quitté Paris avec ma femme et ma fille pour m’installer en Auvergne. Où je dois trouver le temps de réécouter mes vinyles, de supporter le Real et le BO, d’alimenter mon tumblr, de déguster du fromage, de facebooker, de twitter. De travailler aussi. Et d’écrire un livre. Sur Felt.