[guest 4 : Luz]
Chez moi, c’est le bordel. Beaucoup trop de
bouquins, mais surtout de vinyls et de CDs. Ces derniers avaient la chance de
pouvoir être entreposés sur des étagères. J’avais commencé un ordre
relativement alphabétique : tous les A comme Arab Strap ou A Certain
Ration avec les A, tous les Z comme Zappa ou Zoot Woman avec les Z. Et tout le
monde était content. Chacun sa lettre. Bien gardés dans leurs enclos, les
moutons. Nous étions dans les années 90.
Puis il a fallu envisager une autre solution. Passé
le troisième millénaire. Un meuble en fonte de tri postal trouvé dans une
brocante devait faire l’affaire, pensai-je, naïf. Nine Inch Nails, John
Coltrane, une compil de Riot Grrrls (Girl
Monster) acceptaient la promiscuité, là où des années auparavant, une postière
ou un postier classait les missives d’amour, de haine, de reprise de contact,
des factures, des recommandés, des cartes postales, des injonctions
d’huissiers, des lettres anonymes, des lettres d’anonymes… Mais la musique a
continué à se propager et le meuble vintage a vomi ses albums un peu partout
dans l’appartement. Du coup, fi de l’horizontal, le rangement dut se construire
à la verticale. Et s’empilèrent Miss Kittin & The Hacker par dessus le Best Of des Groundhogs, par dessus le Some Old Bulshit des Beastie Boys, par
dessus le Last Exit des Junior Boys
(tiens ? Deux "boys" se frottant l’un à l’autre, j’avais jamais remarqué cette gay
touch), ainsi de suite et, trônant sur la tour, un CD-R "Compile Été 2006".
Progressivement, une bonne douzaine de Twin Towers, au cœur desquelles certains
sons s’étaient assoupis, surgissaient aux différents coins de mon lieu de vie.
Par terre, sur une table haute, une table basse, une enceinte, un téléviseur, un
bureau. Y compris sur le fameux meuble de la Poste.
Entre-temps, les vinyls, jaloux et soucieux de
conquérir les territoires restés vierges, décidèrent de s’entasser eux aussi.
Cantonnés de prime abord à une dizaine de blocs Ikea noirs, jouant des coudes
avec des livres délaissés (Bauhaus compressant Maupassant, Mark E. Smith de The
Fall trinquant de trop près avec l’Apollinaire d’Alcools, un obscur remix de Villalobos snobant Thomas Bernhard,
snobant lui-même le reste du monde), les 33 tours se rebellèrent à l’unisson,
les 45 tours s’empoussiérant, las, au creux d’une cave. À leur tour de
s’aligner à l’horizontale. Car un vinyl ne s’aligne qu’à l’horizontal chez
quelqu’un qui a besoin de l’identifier, le choisir et l’écouter. Une mer de
disques se constituait. Et parfois se répandait sur la plage du parquet :
psssouit ! Un disque glissait, puis d’autres (Changes de Bowie entraînant dans sa foulée le Feel Am de Lindstrom et Prins Thomas, reprenant l’infini
space-disco Lovefood de Michael Mayer,
ainsi que le !!! reprenant les Magnetic Fields, ainsi que le Steppenwolf,
avec la tête de mort, ainsi que, que, que, que… qu’un ressac de disques sans
point commun autre que d’avoir été accumulés). Parfois c’était un agglomérat de
Cds qui s’affalait, me réveillait la nuit, et, à moi, se découvrait un disque
oublié : Very ‘eavy, very’umble de
Uriah Heep, et son Come Away Melinda,
déchirant et post-apocalyptique, cherchait à se livrer à mon écoute. Ou,
ailleurs, Evil Heat de Primal Scream,
halala, mais pourquoi l’avais-je laissé coincé entre l’ultime Led Zeppelin (CODA) et les Talking Heads
(lequel ?) ? Les disques, tous, de tout format, tentaient de se
rappeler à moi, m’envoyaient des signes, se détachaient de leur carcan pour
m’interpeler.
Car oui, j’ai téléchargé. Illégalement,
légalement. Pour savoir, connaître, m’informer, d’abord. Pour avoir ensuite la
primeur de les jouer bien avant tout le monde, sachant que le "tout le
monde" était avant tout mes amis musicophiles, eux-mêmes DJs. Poser sur
la platine des remix ailleurs introuvables que sur Limewire. Faire mon kéké.
Épater la galerie des dancefloors.
Puis, un jour, j’ai téléchargé en vrai. Car je
n’avais plus la place chez moi. Car (voir plus haut), je n’avais plus la
possibilité de les entasser, ni à la verticale, ni à l’horizontale. Ils auraient
l’obligation de vivre devant moi. Face à un ordinateur. Ils ne glisseraient
plus jamais sur le parquet, ne tomberaient plus de quelques décimètres de haut.
Ils ne seraient plus sans moi. Ne me rappelleraient plus à mon musical
souvenir. Il faudrait désormais faire l’effort d’aller vers eux.
Enfin, il fallait faire des choix,
circonstanciés, fonction de mon état d’esprit, de mes envies, de mes amours ou
désamours, de ma petite vie. De nouveaux rituels devaient se créer. Sans
abdiquer les anciens. En tant qu’auditeur, je devais enfin devenir adulte. Me
détacher de mon insouciante adolescence où la pochette comptait au fond plus
que la mélodie, où la posture révélait moins que l’action. Il fallait désormais
accepter la musique telle quelle est : un sens sans préalable partage.
Ce jour-là, celui de mon premier
téléchargement légal, j’ai grandi.
C’était Gloss
Dropped de Battles. En 2011.
PS : Mais quand, posé au pied d’une
chaise, le regard hilare d’un Philippe Katerine entouré de ses parents (album Philippe Katerine) me plante son sourire
sur le mien, depuis une pochette de 33 tours, je sais que rien ne pourra
abattre en moi cette petite étincelle d’espoir en la musique. Même
dématérialisée.
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