[GUEST 15 : Noémie]
Il est très difficile d'être comédienne. Tout le monde le sait. L'un des aspects les plus difficiles de ce métier est selon moi d'accepter qu'il existe des énigmes totales dont tout le monde se contente, et que personne ne tente de résoudre. Par exemple, lorsqu'on est une femme dans le milieu de l'audiovisuel, on a tout intérêt à être libérée sexuellement (comprenez ''prête à se montrer nue dans des positions explicites''), mais si on l'est trop, on ne pourra jamais plus exercer cette profession, ou alors seulement dans un domaine qui n'emploie les facultés intellectuelles que de... De personne en fait.
Le mois dernier, je passe un casting pour une grosse série américaine distribuée par Canal+ qui traitera de la vie à la cour du Roi Soleil. Le showrunner américain (un showrunner aux Etats-Unis est un scénariste et producteur, une sorte de big boss total) a dû déceler dans ma prestation un talent extraordinaire. Durant le casting m'est donnée une page de texte à apprendre en deux minutes. Je fais de mon mieux pour tout mémoriser. Il s'agit d'une scène d'amour pour laquelle un comédien anglais me donnera la réplique. Je me lance. Je réussis triomphalement mes trois premières phrases. Ma quatrième réplique m'échappe complètement. Le stress, probablement, ou juste mon cerveau qui prend ses congés payés, comme ça lui arrive une fois par semestre. Je pense en toute honnêteté que ce moment silencieux et horriblement gênant a duré un million de secondes. A mon grand soulagement, le showrunner m'arrête enfin. Émerveillé, enthousiaste, américain, il déclare que ce regard est la plus belle chose, la plus intense, que j'ai achevé ce matin. J'écope du rôle.
Madame de Maintenon, dernière amante de Louis XIV, ne se posait pas tant de questions sur ses qualités d'actrice. |
Ce fut la partie chouette de mon été. Ensuite, je lis le scénario. Très bien écrit, à l'anglaise, très beau, très touchant... Et très trash. Je découvre que je vais me retrouver dans cinq scènes à caractère sexuel sur six, même si mon personnage est rudement intelligente, fine, spirituelle et courageuse. Ce sera une princesse intelligente, courageuse, et nue. Et si je ne veux pas, mon agent ne se gêne pas pour me signifier qu'ils trouveront une autre comédienne. Il a raison. Je prends mon courage à trois mains et je me rends aux répétitions. Je m'entends dire qu'il ne faut pas que je m'inquiète, que la production dépense 26 millions d'euros pour cette première saison (le rapport ?) et que mon personnage sera adoré de tout le monde. On me présente même une fausse pilosité à placer grâce à un ingénieux système de string couleur chair sur mon petit pubis pour faire comme si j'étais nue, sans que je le sois vraiment. Apparemment ça se fait. Par bonheur j'ai le droit de garder mes habits pour répéter la ''chorégraphie sexuelle'' de la première scène. Avec Georges, mon partenaire de galère, on se met dans des positions invraisemblables, sous le regard acéré du réalisateur, très sympa soit dit en passant, sauf quand il me dit ''c'est bien tu as des seins de taille réglementaire, on va te mettre dessus pour qu'on les voie se faire secouer un peu, ce sera très beau.''
Louis XIV fut habitué dès l'enfance à passer à la télé et à tâter du boobie. |
Le grand jour arrive, inévitablement. Je ne sais si je dois être flattée de tous ces regards que je sens sur moi, ou dégoûtée à vie et changer de métier. On me présente l'équipe technique (''réduite'' pour l'occasion) composée de quinze gaillards à l'air jovial et inquiet, et d'une dizaine de femmes à l'air compatissant. Je serai entourée de mes trois maquilleuses (qui poudrent derrière un paravent l'intégralité de mon intimité), de mes deux coiffeuses et des quelques habilleuses qui me protégeront entre les prises. Parce que je viens d'apprendre que le string couleur chair très poilu si inventif n'est pas du goût du réalisateur qui préfère mon ticket de métro. Je lui fais remarquer que ce n'est pas très historique. Il sourit obligeamment. Je n'ai encore rien vu. Je me retrouve assez vite à répéter mon texte et à le caler sur mes mouvements. Ce n'est pas très compliqué: je fais glisser ma chemise (préalablement transparente, au cas où on ne verrait rien et que ce serait dommage), le Roi s'approche, je fais glisser sa chemise (opaque, tiens donc ?) et je déboutonne son pantalon, puis je me couche sur le canapé historique de luxe, et il s'allonge sur moi. Commence alors le moment où mon cerveau se voit offrir une semaine complète de vacances à l'Ile Maurice. Il est impossible de prendre trop de distance intellectuelle dans ce genre de situation.
Le réalisateur m'explique qu'afin de rendre les choses réalistes, ma main devra aller chercher l'engin royal et faire semblant de le glisser en moi. Je répète donc le mouvement, tout en invoquant toute la maigre habileté dont je suis capable pour éviter d'entrer en réel contact avec quoi que ce soit de charnu. Je mets au point une technique imparable pour que la caméra n'y voie que du feu en plaçant ma cuisse juste devant le pot aux roses. Je jubile. Jusqu'au moment où je réalise qu'une deuxième caméra filmera mon visage en gros plan. L'idée à ce moment-là est que je joue ''la douleur que ça te procure mais aussi le plaisir qui va avec''. Késako ? Ça pour le coup, c'est plutôt archaïque qu'historique mais soit, je vais pas chipoter. Je garde mes idées par-devers moi mais il est hors de question que mon personnage cautionne l'idée déjà trop répandue que les femmes aiment souffrir, et surtout pendant un acte sexuel. De toute façon je doute qu'on s'attarde réellement sur mes expressions faciales. On lance le moteur, c'est parti, on crie ''action'', je marche droit dans les flammes. Ça se passe bien, je me déshabille, je m'allonge, je ne pense à rien, je sais mon texte, j'oublie un bouton de son pantalon mais ce n'est pas grave, on s'allonge. Il me donne des coups de reins très délicats, je souffle comme un bœuf tout en prétendant être à la frontière du Nirvana, les trois caméras flottent au-dessus de nous, le temps s'étire, ça dure des plombes, ça coupe enfin. Georges m'aide à me relever et je ressens une chute de tension énorme que je ne voyais pas du tout venir. Je viens de subir un vertige de sexe par le truchement d'un trop-plein de gémissements. Heureusement ça passe assez vite, il faut le refaire. En tout, à peu près vingt-cinq prises et cinq heures de tournage pour une minute d'orgasme princier à l'écran.
La grande question que je me pose est : comment le prendre quand on me dit à la fin de la journée que je suis une comédienne géniale et que j'ai été ''vraiment généreuse''? Je n'ai jamais dans ma vie pris de cours de simulation, donc forcément il y a une part de générosité de ma part quand j'opère le partage de bribes de mon intimité. Cela fait-il de moi une bonne comédienne ? Ou mes seins de taille réglementaire font-ils de moi une bonne comédienne ? Et pourquoi a-t-on systématiquement besoin de filmer le sexe, comme si l'on était décomplexé, alors que j'ai l'impression qu'un film réellement décomplexé peut tout donner à voir et à sentir, sans rien montrer ? Est-ce une nouvelle manière de se représenter la sexualité et la femme (qui d'ailleurs ne ressemble pas à la femme puisque toutes les actrices du show sont comme moi couvertes de fond de teint, poudrées, et cadrées de manière flatteuse pour qu'elles ressemblent à des poupées) comme dépourvues de pudeur ou de valeurs comme la protection de l'intimité et de la sensibilité de chacun ? Et quid de mon intimité personnelle qui se fond inévitablement dans celle de mon personnage ? Quand je rentre le soir à la maison, je me suis bien amusée, mais lorsque mon amoureux me demande comment ça s'est passé, je n'ai même plus assez de souvenirs pour être gênée (parce qu'avouez que c'est quand même un peu gênant, comme journée de travail). L'adrénaline a tout effacé. Nous les acteurs, on se drogue avec le jeu, c'est un métier magnifique. Et les scènes de sexe, c'est un peu comme la paperasse administrative, si on doit passer par là, on essaie comme on peut de rendre ça fun, on se pose des questions mais personne n'a vraiment de réponses, et on se réjouit de la prochaine scène où on aura un dialogue habillé.
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Noémie (16 juin 1644, Exeter, Angleterre - 30 juin 1670, château de Saint-Cloud, France), appelée aussi Henriette-Anne Stuart, fille du roi Charles Ier de Sion et de la reine Henriette de Riddes. Valaisanne par son père et valaisanne par sa mère, la princesse est donc doublement du sang royal. Ses premières années en France sont assez rudes pour une princesse de sang royal. La monarchie française est en train d'affronter le soulèvement des intermittents du spectacle, les caisses sont vides et la régente, François de Hollande, a d'autres soucis que celui de s'occuper du bien-être des comédiens qui jouent tout nus. La petite Henriette passe donc avec sa mère des hivers pénibles (car dénudés, toujours) dans l'appartement qui leur a été dévolu à Montmartre. Malgré ces difficultés matérielles et ce climat familial déplorable, elle qui avait été oubliée, négligée, tenue à l'écart jusqu'alors par la monarchie cinématographique française, devient, à 16 ans, l’amante d'un roi en exercice (plutôt physique), donc une personne digne d'intérêt.