J'essaie de mettre des mots sur ce que j'ai vécu ces quinze derniers jours, en tant que Bruxelloise, jeune, citoyenne, journaliste, Française, qui aime sortir et aller à des concerts. Loin de moi l'idée de m'apitoyer sur mon sort ou sur celui des autres habitants de la capitale belge, évidemment. Mais je pense qu'on a tous vécu des jours très particuliers dernièrement. C'est maladroit, forcément, mais nécessaire.
Jour 1
J'ai passé une super après-midi à avancer avec une pote sur un projet de fanzine, c'était stimulant, des idées plein la tête. Le soir avec les copains on se retrouve au Magasin 4, de l'autre côté du canal, à Molenbeek, pour voir un groupe russe qu'on aime beaucoup, Messer Chups. Ça va être une chouette soirée. On apprend que le copain d'une amie s'est cassé le pied. Merde, ça craint. La soirée est compromise. Une fille cherche désespérément le nom de la meuf dans Pulp Fiction. - Mia Wallace. Pour me remercier, sympa, elle m'offre une Maes. On reçoit le texto d'une copine restée chez elle. Il s'est passé un truc au Bataclan. On allume internet, on ne croit pas ce qu'on lit sur les écrans. Putain. On termine le concert à fixer la scène sans rien voir, sans rien comprendre, et laisser la bière s'aplatir dans nos gobelets. On checke Facebook, envoie des messages, les connaissances à Paris vont bien. Le nombre de décès lui, augmente. Putain putain putain. Dans la salle, on remarque aisément ceux qui sont au courant et ceux qui, encore insouciants, se renversent leurs bières sur leur tee-shirt à la première blague venue. On rentre dans la nuit, traverser la ville à vélo. Tout semble irréel. Putain putain putain.
Jour 2
Pas envie de se lever. Pas envie d'affronter la réalité. On connait maintenant le nombre de victimes, les lieux, le mode opératoire. Des données concrètes mais que le cerveau se refuse pourtant à assimiler. Je me force à ne pas regarder les chaînes de télévision. Seulement la radio française et Le Monde. Tiens, ils ont posté une vidéo. Je peux peut être la regarder celle-là. Clic. Et merde, c'était la pire. Des corps qu'on traine dans la rue. Putain putain putain. Mais on les connait ces lieux, ces gens ça pourrait être nous, notre meilleur pote, le mec qui fait la queue devant nous au bar et qui a un tee-shirt d'un groupe qu'on adore. On se retrouve avec les copains, en appartement, au chaud. On ne veut pas rester seul face à un truc si gros. Il y en a qui ont pleuré. J'aurais voulu, mais ça a coincé. Le déni peut être. On entend beaucoup plus de sirènes, non ? Ou alors c'est qu'avant, on n'y faisait pas attention.
Jour 3
Premier réflexe, allumer la radio. Des amis viennent. On fait un goûter sans vraiment en profiter, regarde le Supplément de Canal +. Au moment où je me retrouve à nouveau seule avec mon chat, les identités des victimes commencent à sortir. Je regarde leurs noms, photos, profils Facebook. Putain putain putain. Crise de panique. Je vais à un concert pour me calmer, juste à côté d'où j'étais deux jours plus tôt. Le Barlok ressemble à un bunker où se seraient rassemblés les derniers survivants d'une grande attaque. Il fait froid et sombre, quelqu'un essaie d'allumer le poêle, mais la fumée sort à l'intérieur de la salle. "Ah non, on ne parle pas de Paris. On est justement venus ici pour se changer les idées." Le premier concert commence. Une fille toute seule qui chante sur des pistes enregistrées de synthétiseurs. Elle a une belle robe qui ondule quand elle danse. C'est beau. Je me mets à pleurer, enfin. "Je suis désolée de ne pas avoir réussi à te réconforter", me dira la fille à la fin. Les deux autres concerts sont aussi top et changent les idées. La bière aide beaucoup aussi. Retour. Panique. Putain putain putain.
Jour 4
Retour au boulot. Mes collègues à la rédaction ont travaillé jusqu'à très tard tout le week-end, ils ont de sales têtes. Ça fait du bien tout de même de reprendre une activité plutôt que rester chez soi. Et le métier de journaliste fait que tu es obligé de prendre un peu de recul. Il y a tellement de boulot qu'il n'y a pas le temps pour la tristesse ou les autres émotions, il faut écrire. Même si on sursaute à chaque bruit inhabituel. C'est en rentrant le soir que tout te retombe sur la gueule.
Jour 5
Temps moyen de sommeil au sein de la rédac les nuits passées : cinq heures. Ça se voit, ça s'entend. En règle générale, nous sommes une petite rédaction locale bruxelloise tranquille. Mais le fait que certains auteurs des attentats soient de Molenbeek nous met au centre d'un événement plus gros que nous, que tout. Les collègues qui se chargent plus particulièrement de l'enquête prennent la chose très au sérieux. Des tableaux avec les noms des terroristes, partout. Ils finissent par danser dans ma tête. Le volet investigation permet de mettre, un temps, à part le côté dramatique, les victimes, leurs proches, le symbole, le futur. On assiste plus à une montée d'adrénaline. "Il y avait un troisième mec dans la voiture, forcément !". On finit tard, encore. On se dit que quand l'autre aura été attrapé par la police, on se fera une grosse soirée entre collègues, le chef paye le champagne.
Jour 6
Les perquisitions se multiplient. J'ai pour chaque auteur ou suspect un onglet Twitter avec son nom ouvert sur mon ordinateur. Je n'arrive pas à me concentrer. Les autres non plus. Tout le monde découvre soudain Molenbeek. Nous les Bruxellois, ça ne nous étonne même pas, on pouvait même s'en douter. Les médias belges et étrangers campent là-bas, exagèrent souvent la situation. Ma tante en France m'envoie un mail : "les terroristes sont à Bruxelles, attention à ne pas te radicaliser". Je me demande quel a été son raisonnement pour en arriver à cette injonction. Avec les collègues, on rigole un peu des Français qui ne savent pas bien prononcer le nom, Molenbééék, pas Molenbèk. Chaque jeu de mot, chaque blague, fait rire à gorge déployée la rédac pendant au moins cinq minutes. Ce n'est pas si drôle, mais nous sommes si fatigués. Nous nous retrouvons à jongler avec des informations qui nous dépassent totalement. Raid à Saint-Denis, on espère tellement que dedans, il y avait le mec en fuite. Ça nous ferait des vacances en plus, on n'aurait plus à le chercher à Molen. On a aussi un peu peur que l'un de nous flanche, finisse par faire une attaque. Nos coeurs battent si fort. Après les pleurs, le stress.
Jour 7
Cela se calme un peu. Pas trop. Juste assez pour prendre davantage le temps de réfléchir. À la réponse du gouvernement français, aux frappes en Syrie et en Irak, au futur, au fait de devoir vivre avec une peur, ou non, justement. La tristesse revient d'un coup, alors que, pour un article, je parcours les textes des registres de condoléances qui ont été mis à disposition dans plusieurs maisons communales, en hommage aux victimes. Panique. Putain putain putain. Le soir, on va au Botanique. Fouille corporelle à l'entrée et vestiaire obligatoire. Quinze minutes de queue. "Mais je me sens plus en sécurité comme ça". Odezenne sur scène. Leur set est particulièrement sombre ou ça a toujours été comme ça mais on ne l'avait jamais vraiment remarqué ? After, Madame Moustache. Il y a tellement de gens que je connais. Pas forcément des amis, juste des gens que tu as l'habitude de croiser en soirée. Aujourd'hui, je me rends compte que je les aime. J'avais ressenti ça aussi à un concert, le 9 janvier. Nous sommes tous ivres.
Jour 8
Fin d'une semaine de travail comme on n'en avait jamais vécu à la rédac. Molenbeek est encore partout. Je n'arrive toujours pas à processer toutes les émotions différentes que je ressens. Je n'arrive pas à penser. Je dors toujours aussi mal.
Jour 9
Dans la nuit, le gouvernement belge a décidé de relever le niveau de menace terroriste à 4, le maximum, sur toute la région bruxelloise. Ce qui veut dire que la menace est "sérieuse et imminente". Les centres commerciaux du centre ferment, les cinémas, les salles de concert, le métro, tout. D'après les photos, il y a des militaires et leurs camions partout, à côté des décorations de noël. Une copine me dit qu'elle va au Delhaize acheter à manger. Elle a mis des baskets, "au cas où je dois courir". Tous les plans de la journée tombent à l'eau. Des connaissances en France prennent des nouvelles, disent qu'ils pensent à nous, c'est touchant. On décide de faire une raclette, c'est bien une raclette pour se réchauffer le coeur. En arrivant au supermarché, il vient d'être fermé, "ordre de la police". On achète du salami dégueu et hors de prix au Night Shop. On dort chez les copains. J'ai encore trop bu.
Jour 10
Menace 4, encore. C'est dimanche, on skype avec la famille en France. Les parents ne comprennent pas ce qu'il se passe, ils ont l'air de tout prendre à la légère, ça m'attriste et m'énerve. Je devais aller voir Fidlar ce soir, l'Ancienne Belgique a annulé. Au soir, la police procède à de grosses opérations et demande à tout le monde, médias, réseaux sociaux, de se taire le temps que les opérations soient terminées. Twitter est envahi de photos de chats. Je me dis que j'aime vraiment internet des fois. On ne se couche pas sans avoir écouté la conférence du parquet fédéral. Qui reste floue. On verra demain.
Jour 11
À être restée chez mes amis et chez moi en périphérie tout le week-end, j'avais imaginé que le centre de Bruxelles était devenu totalement désert à cause de la menace à 4. J'avais amené mon repas du midi, au cas où toutes les sandwicheries de la rue Royale seraient fermées. En fait non. Il y a juste moins de voitures sur la route, c'est chouette pour le vélo. Mais la vie continue, comme on dit. Enfin moyen. Le métro et les écoles sont fermés. Bruxelles est belle sous le soleil d'hiver. Reportage place du Jeu de Balle, où pour la première fois depuis 1919, le marché aux puces quotidien du matin a été annulé, pour la sécurité. Les marchands sont quand même venus, les mains vides, ils errent sur la place d'habitude si vivante. Les habitants sont dégoutés : "même pendant la seconde guerre mondiale on avait continué le marché". Voir cette ville que j'aime tant dans cet état me désole.
Jour 12
Encore en menace 4. Autant on voulait être compréhensifs au début, en se disant qu'ok, le gouvernement devait avoir ses raisons, autant maintenant, ça nous pète juste les couilles, sévère. On ne comprend plus ce qu'il se passe, il n'y a pas d'informations qui fuitent. La question n'est pas où est la police (partout), mais que fait-elle. C'est mardi, mardi c'est cinéma. Ah non, ils sont encore fermés. On nous répète à l'envi qu'il faut continuer de vivre, comme avant, mais si on nous enlève des choses aussi cruciales que les lieux de culture, c'est impossible.
Jour 13
Colloque à Schaerbeek sur le harcèlement de rue. Une intervenante, de la police locale, fait un parallèle intéressant. "Le harcèlement de rue a les mêmes conséquences que le terrorisme qui a frappé Paris et qui nous touche tous aujourd'hui à Bruxelles. À savoir la confiscation de l'espace public. L'impossibilité d'aller et de venir librement dans la rue." Les écoles ont rouvert aujourd'hui. Le métro aussi, partiellement. On reste pourtant en niveau 4. Les gens n'y comprennent rien. Ils sont confus, effrayés ou en colère. Ou tout à la fois.
Jour 14
Je dors toujours aussi mal. Boule d'émotions, boule de nerfs, boule au ventre, les boules, maboule. Les annulations des concerts et autres événements culturels continuent. L'écrasante majorité des salles de musique annulent tout jusqu'à lundi prochain. Je suis juste vénère. J'ai la rage, la rage. On annonce finalement qu'on repasse au niveau 3. Les annulations restent, mais le marché de noël pourra ouvrir demain. Soulagement des marchands. D'autres commerces ont perdu tellement d'argent en quelques jours qu'ils ont viré du personnel.
Jour 15
Ce soir, je devais voir Frustration, un groupe que j'adore en live, et qui tombait à point nommé. Mais ça a été annulé. À la place, je vois une amie. Son colocataire fête son anniversaire. Ils sont ivres et heureux. Ils dansent, et ça fait un bien fou de les regarder puis de les rejoindre. Demain, je devais aller voir Molly Nilsson. C'était le concert que j'attendais le plus du semestre. Je suis triste. Je pense à sa chanson "Won't Somebody Take Me Out Tonight". Moi aussi, j'aurais tellement voulu briller comme un lampadaire et noyer mon coeur dans un bar.