L E O F A N Z I N E O Q U I O M E T O L A O C U L T U R E O E N O S A C H E T S

9.8.11

[GUEST 6]Au commencement, il y eut les vautours !

[Guest 6: Cramnod]


À cinquante-huit ans aujourd'hui, à l'issue d'un examen approfondi de ma personne et de mes petites habitudes, le diagnostic d'un physicien se résumerait quasi certainement, par : incurable, accro de chez accro, un authentique junkie ! Il est vrai que sans ma dose quotidienne, rien ne va plus, je tourneboule, je me sens vide, à poil, paumé. Il m'en faut, c'est vital. Non, non, je vous vois tous venir avec vos gros sabots, je ne parle pas de ces petits blocs résineux que l'on émiette pour faire des cigarettes "qui font rire", pas plus que de ces lilliputiennes montagnes de poudre blanche à priser, ou pire… Non, pas du tout, je veux parler de musiques, écrit ici, sciemment au pluriel. En effet, si je pouvais être dictateur mondial pour quelque trois petites minutes chrono, je ferais voter un décret intergalactique qui stipulerait que quel que soit le pays, continent, planète, super nova, quasar ou trou noir, le mot musiques s'écrive toujours au pluriel. Après ça, être le maître du monde ne m'intéresse plus du tout. Je démissionne et rends mon tablier sur le champ, juré, promis (je ne crache pas par terre, pour cause de moquette !).

À chaque addiction son point d'origine. Le mien s'est produit, il y a précisément cinquante ans en 1961, un peu avant Noël, au cours d'un spectacle à l'Alhambra. À l'époque, toute ma culture musicale se limitait à ce qui s'échappait du transistor (Europe N°1 pour Salut Les Copains) et de l'électrophone à microsillons Teppaz de mes frangins et frangines. Brassens et, hum, Brassens pour mon frère aîné, Brel et Barbara pour ma frangine, Hallyday, Les Chaussettes Noires, Françoise Hardy, Buddy Holly et les premiers Beatles pour mon autre frangin, sans oublier la musique des cours de danse de Monsieur Rauline à Vincennes (métro Bérault), et leurs fox-trot, valses, tangos, paso-dobles et jerks - j'assistais à ces cours un peu contre mon gré puisque mes frères et soeurs me gardaient ainsi. Mais je dois avouer que j'y trouvais mon compte, certains passages étant très amusants et instructifs !

De mon côté, mes trucs préférés étaient Piccolo Saxo et Cie et surtout Toby Le Tuba. Une version française de Toby The Tuba, un conte musical anglo-saxon dont la Chanson de la Grenouille ne manquait jamais de plonger mon âme virginale dans des abîmes de béatitude : Bo-gop, bo-gop, la nuit est belle, bo-gop, bo-gop, j'ai dit admirable nuit, clunk, clunk, clunk, j'ai dit admirable nuit, hello bo-gop, hello bo-gop, bonsoâââr. Je ne vous dis que ça, sinon il y en a pour des plombes. La Chanson de la Grenouille était donc la seule chanson dont je connaissais vraiment toutes les paroles par cœur et à mes yeux, elle valait tout les Be-Bop-A-Lula du monde. Enfin, jusqu'à ce beau jour (qui fut plutôt une belle soirée), où, ma génitrice, prise d'un fulgurant éclair de génie, entreprit de m'emmener voir ce spectacle de variété et de cabaret, présenté par un Jean Nohain épaulé des chansonniers Maurice Horgues et Pauline Carton - cette dernière, était à l'époque, une star de la chanson avec les célèbres Palétuviers Roses.

Bien que ce soit le premier spectacle vivant de ma carrière, si l'on fait exception du cirque, où nous allions tous les Noëls, je vous avoue que je ne suis pas plus renversé que ça et que l'excitation est loin d'être à son comble. Seulement voilà, soudain, Monsieur Jean Nohain s'empare du devant de la scène et nous dit de sa drôle de petite voix chevrotante : "Mesdemoiselles, Mesdames et Messieurs - c'était un gars vachement poli Jean Nohain -, voici un groupe de jeunes gens qui vont vous jouer une musique endiablée que l'on appelle le roquenrolle. Pour votre plaisir donc Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs, Vic Laurens et Les Vautours ! Quelques très courts instants plus tard on pouvait lire sur mon visage au choix et dans le désordre : l'illumination, la transfiguration, la félicité la plus totale, la lobotomie frontale instantanée, la subjugation, un jubilatoire titillement du cornet acoustique, une délectation complète et mon adhésion inconditionnelle à cette musique du diable, ainsi qu'un tas d'autres trucs bien trop difficiles à coucher sur du papier. Si vous faites partie vous aussi de ceux à qui cela est arrivé, vous savez exactement ce que je veux dire. J'étais donc là, dans ce théâtre, en sécurité, à côté de ma tendre môman pendant que Vic Laurens et ses Vautours, éructaient, Tu confonds l'Afriqueu et Nanterre, la route de Nogent et le sentier d'la gueeeerre. Bah, bah, bah, manifestation paradisiaque, j'étais à jamais sous le charme de Merlinpinpin et de ses quarante personnes de petite taille. Ce qui dura deux minutes et dix secondes seulement, me parut aussi long que l'une de leurs vacheries de symphonies, mais en infiniment plus satisfaisant. Une fois par mois, le jeudi après-midi, l'école nous embarquait au théâtre Sarah Bernhardt (le Théâtre de l'Hôtel de Ville d'aujourd'hui), pour aller en écouter ces symphonies dans le cadre des Musigrains, un truc sensé donner à la jeunesse le goût de la "grande musique". Tu parles ! Aucune comparaison possible : mon corps avait été ici parcouru de frissonnements les plus délicieux qui soient, mes pieds avaient frappé le sol moquetté d'une vigoureuse manière, inconnue de moi-même auparavant, et, aux petits craquements qui s'échappèrent du siège occupé par ma voisine de mère, je m'étais aperçu, qu'elle n'était pas restée complètement insensible aux charmes juvéniles de Vic Laurens et de ses "Tu l'peins, Tu l'peins, ton visa-a-ge". Elle m'avouera à la sortie du spectacle, alors que je commençais déjà à la tanner avec mes Vautours, qu'elle les avait trouvés sympathiques et entraînants. Nous les jeunes, on aurait dit vachement bath ou un truc dans ce goût-là, géniâl et super n'étant pas encore sortis. C'était donc ça le roquenrolle, Tu Peins Ton Visage, joué par trois types indéfinis, emmenés par un Vic Laurens, genre coco-belle-gueule déluré juste ce qu'il faut pour ne pas effrayer le bourgeois (mais un peu quand même) et l'affaire était dans le sac : Chérie oh ché-é-é-rie comme tu as chaaan-gé-é, avec du noir du rouge du bleu, sur tes joues tes lèvres tes yeux, tu as l'air d'une cannibale et non pas d'une fille que j'emmène au bal, Tulpin, Tulpin. Merveilleux, divin, pharamineux, fantastique et quelle profondeur dans les paroles ! Je m'aperçois aujourd'hui - consterné - du contenu hyper sexiste de cette chanson américaine au nom fort exotique de Warpaint signée de J.Plante-Mann & Greenfield transformée et métamorphosée en français pour mon plus grand plaisir. Ça valait tous les Piccolo Saxo et Cie et tous les Toby le Tuba du monde ce Tulpin, Tulpin-là. Le batracien pouvait aller se rhabiller dans les poubelles de l'histoire musicale avec ses bo-gops et ses clunk-clunks. Qu'il remballe son matos illico presto. J'étais passé de bo-gop à tulpin, tulpin, yeah, han han. Un progrès considérable en ce qui me concernait et rien à mes yeux désormais ne pouvait arriver ne serait-ce qu'à la cheville de tulpin, tulpin.


LES VAUTOURS : Tu Peins Ton Visage, Ne Me Dis Pas Non, Permettez-Moi et Oncle John (incidemment, un véritable massacre du célébrissime Long Tall Sally de E.Johnson). Un disque microsillon super 45 tours Festival Ref N° FX 1277 M.

Voilà le disque qui était devenu en un instant l'objet de toute ma convoitise. Il fallait ab-so-lu-ment que ce soit mon cadeau de Noël, un point c'est tout. Rien d'autre n'aurait pu me combler plus que tulpin, tulpin ! C'était ma nouvelle marotte, ma dernière obsession, mon ultime but, mon Saint Graal, ma quête, mieux que les roudoudous, les carambars et la réglisse réunis, ce qu'il me fallait, ce vers quoi j'aspirais et était aspiré par, c'était ce fameux tulpin, tulpin qui occupait tout mon temps. J'étais comme Pierre sur son chemin de Damas, béatifié, habité, transfiguré et illuminé par la révélation, le roquenerolle comme l'avait dit Monsieur Nohain, avait désormais emprise inconditionnelle sur ma jeune âme. Sur le chemin de l'école tulpin, tulpin, pendant le cours de maths : tulpin, tulpin à la récré : Hein, quoi ? tu connais pas tulpin, tulpin? Tous mes cours étaient de bonnes occasions pour me chanter et rechanter tulpin, tulpin dans la tête. Itou pendant le retour à la maison en bus-métro, tulpin, tulpin at vitam æternam, amen – j'ai fait toute ma scolarité chez les curés. Ma vie se résumait à ça. Je brûlais d'anticipation roquenrolleuse et plus l'échéance de Noël s'approchait, plus j'étais devenu, comment dire ? Imbuvable. Seulement voilà, le Père Noël que j'avais démasquée depuis un bon moment, ne me promettait soudain la mirifique galette que pour les étrennes du 31 décembre : Déjà que je n'en pouvais plus d'attendre que tout à coup, scoop, il allait falloir poireauter une semaine de plus ! J'avais encaissé ce délai imprévu de dernière minute comme un condamné de droit commun, perpette ! Ce serait donc chez Mabé notre grand-mère à Bagneux - une petite commune en lisière de Saumur - que j'allais recevoir mon tulpin, tulpin. Arrivé un peu avant la date fatidique, j'avais (vainement) fouillé un peu partout - dès que l'attention des grands se relâchait quelque peu - dans toutes les gigantesques armoires de Maman Berthe qui sentaient bon la lavande, mais n'avais rien trouvé. Cette non découverte avait assombri mon horizon. Et si maman avait oublié ? Non impossible, elle n'aurait pas fait un tel affront à son petit bichon, mais bon, un doute subsistait. Et ce tout petit doute me pourrissait la vie. Inutile de vous décrire donc dans les moindres détails la félicité qui s'empara de moi lorsque je reçus mon 45 tours des Vautours. Ça y était, j'étais enfin le propriétaire exclusif de la pierre philosophale et gare à tout infidèle tentant ne serait-ce que de s'approcher de mes Vautours. Il était désormais purement et simplement hors de question, que qui que ce soit (Père Noël incluse) ose porter la main dessus. Le gardien était super féroce : Pas touche ! Attention pièges mortels ! No Tresspassing ! À cet instant précis, la planète aurait pu sombrer dans la troisième guerre mondiale, le pape préconiser l'utilisation de la pilule ou De Gaulle se mettre à vénérer les Amerloques, moi, je n'en avais cure, depuis bientôt deux mois, rien n'avait d'importance sinon vous-savez-quoi, ma lumière, ma certitude, mon monothéisme, ma seule philosophie, mon credo.

À la grande désolation de mes frères et soeur, mon comportement extérieur, avait en outre, subitement changé. Le propriétaire de tulpin, tulpin - d'ordinaire un jeune garçon relativement calme et réservé -, s'était d'un coup d'un seul métamorphosé en extraverti frisant la maladie mentale. Imaginez un peu la scène. Coiffé de l'égouttoir à nouilles de Mabé (hum, Dieu seul sait pourquoi !), je hurle les paroles de tulpin, tulpin en même temps que Vic Laurens dans le Teppaz, tout en finissant d'achever le vieux piano désaccordé dont personne ne joue plus depuis des lustres. Un cauchemar sonique auquel nul n'échappera. Je monopolise le pick-up et le défends, comme un molosse son beefsteak. GO AWAY et DO NOT DISTURB ! criait la porte du petit salon dans lequel se trouvaient électrophone et piano. J'étais sur le point de rendre toute la maisonnée frappadingue. Pire encore, c'est qu'à force de l'écouter mon tulpin, tulpin, je prenais de l'assurance. Il n'y eut alors plus aucune limite à leur supplice. Il te manque plus qu'en fait, quelques plumes sur la tête, tu pourrais même y ajouter, un pagne autour des reins et un anneau dans l'nez, tulpin, tulpin, ton visageu... "Oh, par pitié", entendrais-je dire de temps à autre. Cause toujours, je suis possédé. J'avais bien sûr, très rapidement mémorisé paroles et musique. Habitude irritante pour certains, que je n'ai cessé d'améliorer au fil des ans, à tel point que dans certains cas, je suis capable de régurgiter dans leur entérité certains albums de A à Z – Frank Zappa en particulier, mais je suis pas mal avec Talking Heads, The Smiths et Public Enemy, pour n'en citer que trois autres à mon catalogue... Au cours de cet hiver-là et au grand dam de tous mes proches sans exception, j'étais en mesure de chanter et mimer à la perfection l'infernal tulpin, tulpin de la première à la dernière note. Sans le savoir, comme le Monsieur Jourdain de Molière, j'avais dans mon petit coin d'Anjou, inventé le play-back à mon usage exclusif et étais passé maître en la matière... C'était une époque, je me permets de le rappeler, où personne, enfin personne du public en tout cas, ne se serait douté que les artistes vus à la télé, puissent une seconde "faire semblant de" ou "comme si" ils étaient en direct. Les temps ont bien changés !

Ainsi débutais-je ma longue carrière de musicophage invétéré, même si aux yeux de certains et surtout à ceux des pères jésuites qui se chargeront de mon éducation, j'étais le parfait exemple du pauvre type qui venait de se laisser séduire par cette imbécile, bruyante, insidieuse, pernicieuse et vicieuse "musique" binaire, inspirée sans nul doute par Belzébuth en personne – un genre à qui, au passage, un tas de musicologues et critiques savants prédirent une durée de vie, comparable à celle d'une dinde… six mois avant Noël. De mon côté, je me savais touché de la plus délicieuse des grâces et jusqu'à aujourd'hui, je n'ai cessé d'être entièrement dévoué à cette musique de sauvages et ses multiples avatars. Ma pauvre mère en sera elle-même assez désolée, car plus le temps passera, plus ma quête de musique s'accentuera et… plus mes études en pâtiront ! Le fait de savoir qu'elle était en grande partie responsable de cette révolutionnaire transformation, ne l'aida guère.

Après Vic Laurens et les Vautours, ce seront Eddy Mitchell et ses Chaussettes Noires, puis Eddy Mitchell tout court, mais aussi Dutronc et Antoine (et oui, je porterais des chemises à fleurs !). Les envolées littéraires de ces gens-là m'intéressaient bien plus que celles des ennuyeux Lamartine, Balzac, Zola et consorts, que l'on essayait de nous fourrer dans la tête à longueur d'année. Peut-être que pour endiguer l'hémorragie, maman eut été inspirée d'acheter une télévision, mais voyez-vous chez nous tout était basé sur l'axiome, "nous en aurons une, quand vous aurez tous fini vos études". Étant le cadet de la portée et accusant neuf, dix et douze ans d'écart avec mes frères et sœur, j'avais traduit par, après moi le déluge ! Il me restait donc mon électrophone (puis ma première chaîne) et une solitude certaine. Cinquante ans plus tard, ma curiosité (maladive ?) est la même.

Ps : Dans ce temps-là, la radio était la meilleure et quasi unique amie du mélomane. Mais il fallait veiller tard pour satisfaire son appétit. Je profite donc de cette occasion pour exprimer mon éternelle gratitude au Pop Club De José Arthur et plus précisément à son programmateur, Dominique Blanc-Francard, à qui je dois de nombreuses découvertes.

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Cramnod : J'ai vécu plus de treize ans à Londres - de 1978 à 1991, une époque particulièrement fertile musicalement - avant de retourner plein d'usage et raison dans mon Anjou Natal. Je m'intéresse depuis belle lurette à toutes les formes d'expression artistique et depuis 2002, écris des recensions (à vos dictionnaires !) pour le compte d'une revue pop moderne, qui me laisse causer des musiques qui me plaisent, avec une totale liberté de parole. Ah oui, je préfère de beaucoup les chats aux chiens, pour la bonne raison qu'il n'y a pas de chats policiers (selon une célèbre réplique de l'académicien Paul Léautaud, amoureux fou des félidés).