Parce que notre bibliothèque grouille de disques de groupes de Manchester, parce que nous sommes convaincues que Factory est un des labels les plus importants qui aient jamais existé, parce qu'on a choisi d'en faire un peu la bande-son de notre vie, nous sommes parties en "pèlerinage" en Terre Sainte, visiter les dernières reliques du Manchester de la fin des 70s au début des années 90. Sauf qu'évidemment, il n'en reste plus rien. Triste vision de l'emplacement de l'Haçienda, où trône désormais une résidence de standing, baptisée the Haçienda Apartments. Pourtant, ce n'était pas il y a si longtemps, quand même, la salle n'a fermé définitivement qu'en 1997.
On a décidé d'interroger une personne qui y était, à la grande époque. Au début des années 80, JD Beauvallet, tout jeune et pas encore aux Inrocks, décide de quitter la France pour habiter dans la ville de New Order, des Smiths et surtout de feu Joy Division, persuadé que la vie et la musique sont plus excitantes là-bas. Et c'est le cas. Il a fouillé dans ses souvenirs pour nous et donné une autre lecture de l'aventure Factory.
On a décidé d'interroger une personne qui y était, à la grande époque. Au début des années 80, JD Beauvallet, tout jeune et pas encore aux Inrocks, décide de quitter la France pour habiter dans la ville de New Order, des Smiths et surtout de feu Joy Division, persuadé que la vie et la musique sont plus excitantes là-bas. Et c'est le cas. Il a fouillé dans ses souvenirs pour nous et donné une autre lecture de l'aventure Factory.
"A Manchester il reste très peu de choses de l'époque finalement. Il y a cette espèce de reconstitution historique qui est presque un truc Disneyland, le Factory Club, où ils ont refait une espèce d'Haçienda en plus petite qui est faite par Peter Hook. C'est la même déco, c'est le même architecte... Et c'est dans les anciens locaux de Factory. Il y a un côté un peu tristouille je trouve dans ce lieu. Sinon, dans les autres endroits qui existent encore, y a l'ancien café Dry, qui était le café de Factory et qui s'appelle toujours Dry d'ailleurs, sur Oldham Street, mais qui bien sûr n'appartient plus à Factory.
Mais ça c'est assez propre à Manchester. D'une certaine façon Manchester est une ville qui déteste la nostalgie, qui n'a jamais spéculé sur sa nostalgie. Quand même, n'importe quelle ville au monde serait hyper fière et vendrait le fait que c'est quand même là où a eu lieu la révolution industrielle. Or le musée de l'industrie il est à peine indiqué, il est à côté de Deansgate, pas dans un quartier forcément très visible, et c'est quand même assez dingue. Il y a vraiment un refus de nostalgie qui est propre à la mentalité de Manchester. C'est une ville qui préfère regarder devant plutôt que regarder derrière." L'exact inverse de la voisine Liverpool, qui elle spécule à fond sur les Beatles.
Tout raser, reconstruire, repartir à zéro. A l'image de Hulme, le quartier populaire où vivaient, entassés dans des barres d'immeubles insalubres, tous les groupes, les étudiants, et les junkies.
"Le Manchester où j'ai habité il y a trente ans, il n'en reste quasiment rien. Mais je vais pas non plus pleurer parce que c'était quand même vraiment une ville très dure et assez horrible." Et puis, il y a des choses qui restent et que les différents plans d'aménagement urbain ne pourront pas changer : une certaine mentalité, une énergie, une "envie d'en découdre", et d'aller de l'avant. Et le reste au final, on s'en moque. L'atmosphère n'a pas changé non plus d'après JD Beauvallet : "J'ai plusieurs théories sur Manchester, mais il y en a une qui me fascine à moitié, c'est qu'il y a toujours quelque chose qui siffle. Il n'y a jamais de silence à Manchester. Comme c'est une ville qui est sans arrêt en chantier, il y a toujours des échafaudages dans cette ville, mais partout. A chaque fois que je suis à Manchester il y a deux trucs qui me sidèrent, c'est le bruit du vent dans les échafaudages, cet espèce de sifflement un peu lancinant qui vrille la tête, et l'odeur âcre des brasseries. Pour moi c'est ça, Manchester."
Mais Factory dans tout ça ? Si on ne trouve plus vraiment de trace du label dans le paysage mancunien, on s'attendrait quand même à ce que les gens de la ville connaissent l'histoire. Et pourtant. De temps à autre, on voit une librairie mettre en avant dans un rayon des livres sur Madchester ou sur Joy Division, mais ça reste plus que discret. C'est à se demander si cela a vraiment existé, si l'on n'a pas totalement exagéré l'importance de Factory.
"Vous avez raison, Factory ça a été important uniquement pour les gens qui voulaient que ce soit important. Pour les gens qui ont écrit l'histoire. Si Tony Wilson n'avait pas été là pour faire la propagande de son propre travail, Factory aurait sans doute été un label comme les autres. Mais ça a toujours été survendu, surexposé, et là, j'ai été complice en tant que journaliste, et fier d'être complice de ça. Parce que c'est une idée formidable de mentir à ce point là, de dire qu'il se passe quelque chose de fondamental. Alors qu'on savait très bien que ça ne touchait qu'une petite minorité de la population."
"L'Haçienda c'était pareil. Pendant tout le temps où j'ai habité à Manchester, des fois ils étaient plus nombreux derrière le bar que nous dans la salle. Personne n'y allait à l'Haçienda, c'était un traquenard, il faisait froid, ils passaient des films sur des camps de concentration sur des écrans géants pendant qu'il y avait des groupes de cold wave qui jouaient sur scène, c'était n'importe quoi ! C'était épouvantable ! Mais moi j'adorais, et en même temps j'avais l'impression d'être au centre du monde. Bon après, quand il y a eu la révolution acid house, là c'était fondamental. Là pour le coup, les gens qui disent qu'ils n'ont pas connu l'Haçienda sont des menteurs."
Donc nous serions juste tombés en plein dans un des plus gros pièges que la musique ait connu. Super. Les articles, les livres, les films (Control et 24 Hour Party People, qui ont joué pour beaucoup dans le regain d'intérêt pour Joy Division et Factory), tous nous ont roulés. "Mais moi je suis content de participer à ce vaste mensonge, parce que c'en est un. On se serre les coudes. On n'est pas nombreux à aimer ce genre de musique. Le principal, c'est que c'était important pour nous. Pour vous, pour moi. Le reste, c'est pas grave. Il s'est passé un truc important, il s'est passé un truc dont on ressent encore les secousses aujourd'hui. Et c'est important de raconter encore cette histoire parce qu'elle est magnifique l'histoire de Factory. Oui, c'est facile de mythifier, mais c'est fondamental, ça fait partie de l'histoire de la musique de mythifier. C'est tellement plus beau que la réalité."
"Par exemple, dans le film 24 Hour Party People, moi j'ai vu certaines des scènes en vrai, j'étais là. C'était minable, c'était minable ! C'étaient de toutes petites anecdotes toutes pourries avec des gens dégueulasses, avec des gens cons. Mais d'un autre côté on savait que c'était important. On l'espérait. Et là, le film l'a mythifié complètement. Et c'est ça : "entre la légende et l'histoire, imprime la légende." Et moi je préfère qu'on imprime la légende. Et là dessus, Tony Wilson il était fortiche pour tout transformer en symbole, en mythe. Il était incroyable. Déjà, il était très intelligent. Et surtout incroyablement fier de sa ville. C'était vraiment un ambassadeur. Il aurait pu faire fortune dans le disque. On lui a proposé mille fois de venir vivre à Londres, et ça aurait été la logique qu'il vienne habiter à Londres. Mais il ne l'a jamais fait. Et je trouve que le type a été assez héroïque. Et ce personnage flamboyant qu'il s'était inventé, c'était génial."
"Quand je dis qu'on avait l'impression d'être au centre du monde, c'est vraiment ça. Quand les Smiths ont explosé, ensuite quand les Stone Roses ont explosé, quand les Happy Mondays ont explosé, même moi qui suis une pièce rapportée, j'étais hyper fier d'être de Manchester, mais hyper hyper fier. C'était notre ville, on était militants, on était comme Tony Wilson, à notre petite échelle, on était des ambassadeurs."
Et puisque l'histoire de Factory est si géniale, après tout, autant oublier la réalité. Pour faire vivre encore un peu plus le mythe, on vous conseille vivement le livre de John Robb, Manchester Music City 1976-1996, une collection d'entretiens réalisées avec tous les acteurs principaux de l'époque. C'est hyper intéressant, et vous y retrouverez JD Beauvallet, qui a écrit la préface. On vous met au défi de ne pas fantasmer sur Manchester, après lecture.
Mais ça c'est assez propre à Manchester. D'une certaine façon Manchester est une ville qui déteste la nostalgie, qui n'a jamais spéculé sur sa nostalgie. Quand même, n'importe quelle ville au monde serait hyper fière et vendrait le fait que c'est quand même là où a eu lieu la révolution industrielle. Or le musée de l'industrie il est à peine indiqué, il est à côté de Deansgate, pas dans un quartier forcément très visible, et c'est quand même assez dingue. Il y a vraiment un refus de nostalgie qui est propre à la mentalité de Manchester. C'est une ville qui préfère regarder devant plutôt que regarder derrière." L'exact inverse de la voisine Liverpool, qui elle spécule à fond sur les Beatles.
Tout raser, reconstruire, repartir à zéro. A l'image de Hulme, le quartier populaire où vivaient, entassés dans des barres d'immeubles insalubres, tous les groupes, les étudiants, et les junkies.
"Quand ils ont rasé Hulme, ils ont rasé l'équivalent de trois arrondissements de Paris. Bon, je l'ai raconté plein de fois mais je peux vous le raconter une nouvelle fois, il m'est arrivé quand même un truc assez troublant. J'habitais à Bonsall street dans les années 80, et après des années et des années, je reviens dans ma rue. J'avais jamais vraiment voulu la revoir. Ça c'était mal fini, j'avais la porte de mon appartement qui avait été éventrée à la hache, et on avait volé tout dans l'appartement sauf mes disques, dieu merci. Et puis un jour, c'était peut être quinze, vingt ans après que j'y ai habité, j'avais quelques heures à tuer, je me dis « Allez, je vais aller sur ma rue, je vais aller là-bas, voir ce qu'est devenu mon appart ». Et au moment précis où je rentre dans Bonsall street, qui était ma rue, je vois une énorme boule d'acier qui traverse le ciel, et qui « shlak ! », nique complètement mon appartement, l'immeuble où j'habitais. Pourquoi je suis venu ce jour-là ? De tous les jours ? J'ai assisté à la mort de mon appartement en direct."
"Qu'on ait rasé Hulme
d'une manière aussi violente alors qu'on l'avait construit avec
autant de fierté il y a quarante, cinquante ans, c'est assez
révélateur. Hulme à l'époque
c'était vendu comme la cité de l'avenir... Mais ça s'est dégradé très vite.
Très vite la population qui était censée y habiter est partie. Moi
j'ai jamais payé mon loyer à Hulme. J'ai commencé à payer mon
loyer au début, mes colocs se sont tellement foutus de ma gueule en
me disant « Mais t'es malade ! Y a personne qui paye le
loyer, ils ont trente ans de retard sur les procès, t'en auras
jamais un », donc j'ai arrêté de payer, ça me faisait plus
d'argent pour acheter des disques. Hulme, c'était soit des personnes
âgées qui ne pouvaient pas s'offrir mieux et qui vivotaient là parce
qu'elles étaient vraiment pauvres, soit c'était des étudiants,
soit des fous. Y avait énormément de fous, des gens qui parlaient
tout seuls. Et sinon beaucoup de
drogués et de trafiquants de drogues. C'était quand même un cadre
de vie pas très radieux."
Dans les années 90, on détruisit donc complètement Hulme. Aujourd'hui méconnaissable, le quartier, proche des universités, consiste en des résidences étudiantes et des buildings flambants neufs avec des appartements tout confort. On n'a même plus peur de s'y promener le soir. Avec la tonne de gravats qui restait après les démolitions, un artiste français, Cyprien Gaillard, décida de faire une sorte de monuments aux morts de Hulme, que l'on peut trouver dans un parc de la ville. "Le Manchester où j'ai habité il y a trente ans, il n'en reste quasiment rien. Mais je vais pas non plus pleurer parce que c'était quand même vraiment une ville très dure et assez horrible." Et puis, il y a des choses qui restent et que les différents plans d'aménagement urbain ne pourront pas changer : une certaine mentalité, une énergie, une "envie d'en découdre", et d'aller de l'avant. Et le reste au final, on s'en moque. L'atmosphère n'a pas changé non plus d'après JD Beauvallet : "J'ai plusieurs théories sur Manchester, mais il y en a une qui me fascine à moitié, c'est qu'il y a toujours quelque chose qui siffle. Il n'y a jamais de silence à Manchester. Comme c'est une ville qui est sans arrêt en chantier, il y a toujours des échafaudages dans cette ville, mais partout. A chaque fois que je suis à Manchester il y a deux trucs qui me sidèrent, c'est le bruit du vent dans les échafaudages, cet espèce de sifflement un peu lancinant qui vrille la tête, et l'odeur âcre des brasseries. Pour moi c'est ça, Manchester."
Mais Factory dans tout ça ? Si on ne trouve plus vraiment de trace du label dans le paysage mancunien, on s'attendrait quand même à ce que les gens de la ville connaissent l'histoire. Et pourtant. De temps à autre, on voit une librairie mettre en avant dans un rayon des livres sur Madchester ou sur Joy Division, mais ça reste plus que discret. C'est à se demander si cela a vraiment existé, si l'on n'a pas totalement exagéré l'importance de Factory.
"Vous avez raison, Factory ça a été important uniquement pour les gens qui voulaient que ce soit important. Pour les gens qui ont écrit l'histoire. Si Tony Wilson n'avait pas été là pour faire la propagande de son propre travail, Factory aurait sans doute été un label comme les autres. Mais ça a toujours été survendu, surexposé, et là, j'ai été complice en tant que journaliste, et fier d'être complice de ça. Parce que c'est une idée formidable de mentir à ce point là, de dire qu'il se passe quelque chose de fondamental. Alors qu'on savait très bien que ça ne touchait qu'une petite minorité de la population."
"L'Haçienda c'était pareil. Pendant tout le temps où j'ai habité à Manchester, des fois ils étaient plus nombreux derrière le bar que nous dans la salle. Personne n'y allait à l'Haçienda, c'était un traquenard, il faisait froid, ils passaient des films sur des camps de concentration sur des écrans géants pendant qu'il y avait des groupes de cold wave qui jouaient sur scène, c'était n'importe quoi ! C'était épouvantable ! Mais moi j'adorais, et en même temps j'avais l'impression d'être au centre du monde. Bon après, quand il y a eu la révolution acid house, là c'était fondamental. Là pour le coup, les gens qui disent qu'ils n'ont pas connu l'Haçienda sont des menteurs."
"Par exemple, dans le film 24 Hour Party People, moi j'ai vu certaines des scènes en vrai, j'étais là. C'était minable, c'était minable ! C'étaient de toutes petites anecdotes toutes pourries avec des gens dégueulasses, avec des gens cons. Mais d'un autre côté on savait que c'était important. On l'espérait. Et là, le film l'a mythifié complètement. Et c'est ça : "entre la légende et l'histoire, imprime la légende." Et moi je préfère qu'on imprime la légende. Et là dessus, Tony Wilson il était fortiche pour tout transformer en symbole, en mythe. Il était incroyable. Déjà, il était très intelligent. Et surtout incroyablement fier de sa ville. C'était vraiment un ambassadeur. Il aurait pu faire fortune dans le disque. On lui a proposé mille fois de venir vivre à Londres, et ça aurait été la logique qu'il vienne habiter à Londres. Mais il ne l'a jamais fait. Et je trouve que le type a été assez héroïque. Et ce personnage flamboyant qu'il s'était inventé, c'était génial."
"Quand je dis qu'on avait l'impression d'être au centre du monde, c'est vraiment ça. Quand les Smiths ont explosé, ensuite quand les Stone Roses ont explosé, quand les Happy Mondays ont explosé, même moi qui suis une pièce rapportée, j'étais hyper fier d'être de Manchester, mais hyper hyper fier. C'était notre ville, on était militants, on était comme Tony Wilson, à notre petite échelle, on était des ambassadeurs."
Et puisque l'histoire de Factory est si géniale, après tout, autant oublier la réalité. Pour faire vivre encore un peu plus le mythe, on vous conseille vivement le livre de John Robb, Manchester Music City 1976-1996, une collection d'entretiens réalisées avec tous les acteurs principaux de l'époque. C'est hyper intéressant, et vous y retrouverez JD Beauvallet, qui a écrit la préface. On vous met au défi de ne pas fantasmer sur Manchester, après lecture.