On n’a pas souvent l’occasion de voir un opéra dans une halle industrielle, encore moins dans une ex-usine à bière. Opéra Louise l’a fait. Et après La Chauve-Souris l’année dernière à Fri-Son, l’audacieuse équipée a présenté Mavra dans feu la brasserie Cardinal. Ce lieu est hautement symbolique à Fribourg. Fermée l'an dernier après avoir brassé le malt de nos canettes pendant plus d'un siècle, l’usine est aujourd’hui vouée à la destruction et fera place à un parc technologique. Il s’agissait donc d’une occasion unique, aussi bien pour la troupe que pour ses auditeurs, d’investir l’immense halle d’embouteillage. Jouant sur l'aspect exceptionnel du lieu, Opéra Louise a campé son Mavra devant un décor tout en hauteur, à la manière d'un immense calendrier de l'avent coloré. Répartis sur plusieurs niveaux, les personnages de la pièce se découvraient puis disparaissaient successivement derrière des stores intégrés à l’ensemble. Balayant avec talent les défis acoustiques de la salle, les interprètes ont superbement incarné l'oeuvre de Stravinsky si bien qu'au final, l'originalité de la halle Cardinal devenait plus anecdotique pour le public.
MAVRA
Opéra Louise @Ancienne brasserie Cardinal, Fribourg
Arrivés sur le parking à camions du site industriel, les spectateurs étaient accueillis par un panneau ultra glamour portant la mention "saucisses". Décidément, chez Louise, le moindre petit détail est prétexte à chambouler les "conventions", quelles qu’elles soient. Les instigateurs aiment d’ailleurs à le rappeler, affirmant dans leur programme l’ambition d’une compagnie "[qui] renouvelle les codes de l’art lyrique. Qui ose bousculer et provoquer. Qui ose l’indispensable, en somme.". Heureusement, les œuvres présentées relevaient ce défi avec un vrai sens de la dérision, sans quoi ce foin prétentieux aurait semblé un peu lourd.
L’opéra, justement, parlons-en. Composée lors de la phase dite "néo-classique" de Stravinsky (si tant est qu’Igor puisse être taxé de classicisme), Mavra est à elle seule un objet curieux. Durant à peine une demi-heure, la pièce met en scène un hussard travesti en cuisinière afin de pouvoir s’infiltrer chez sa bien-aimée au nez et à la barbe de la mère de celle-ci. Alors que la matrone rentre plus tôt que prévu d’une balade avec sa voisine, elle surprend sa nouvelle employée en train de se raser et s’évanouit. Fin de l’histoire. Inspirée par une nouvelle de Pouchkine, l’histoire passe à la vitesse de la lumière, telle une bulle qui gonflerait inexorablement jusqu’à l’explosion. Point final.
L’urgence d’une telle intrigue se devait d’être transposée dans la musique. Une véritable aubaine pour un Stravinsky que l’on sait facétieux avec les rythmes. Et il n’y est pas allé de main morte. Balayant vite fait l’introduction, il ne laisse aucun répit à ses personnages, qui, pris dans l’engrenage de leurs passions virevoltent dans tous les sens, aussi bien entre les registres vocaux que les variations stylistiques. A Cardinal, la débandade était également transcrite visuellement, faisant tournoyer les chanteurs parmi les meubles-accessoires mobiles de la mise en scène.
Véritable "bouffonnerie" au sens opératique du terme, Mavra joue avec les codes de la tradition napolitaine à laquelle elle se réfère. Brèves histoires brouillant amours et classes sociales, les opéras buffa trouvent leur origine dans les intermèdes comiques qui étaient présentés entre les actes des très sérieux opera seria. Pied de nez aux élites, ces petites histoires grotesques s’amusaient à singer les registres stylistiques en fonction du rang des personnages. Plus celui-ci était élevé, plus ils en prenaient pour leur grade, tourné en ridicule dans des envolées virtuoses trop exacerbées pour être prises au sérieux. Dans Mavra, ces caractérisations vocales ne manquent pas d’humour. A commencer par la jeune soprane Parasha, qui, éprise de Basile chante son tourment amoureux aux "canaris dans les bois" tandis que l’objet du désir, moulé dans une horrible pantalon de cavalier se laisse aller à une espèce de marche militaire en imitant les tambours à grand renforts de "taratata". Mais le pompon, c’est quand ce même Basile/Mavra, travesti en cuisinière doit convaincre la mère de ses talents avec une voix fluette toute "féminine" - un numéro d’acrobate de la glotte dans lequel le ténor fut amené à dévoiler une impressionante tessiture !
En somme, aller voir Mavra c’était engranger un tas de clins d’oeil malicieux à telle ou telle "tradition". Tous les éléments semblaient être l’heureux résultat de détournements – qu’ils fassent partie intégrante de la partition ou incarnent l’esprit de l’Opéra Louise. Et puisqu’on était pas à une inconvenance près, l’opérette était introduite par une série d’œuvre de musique de chambre de Stravinsky (il fallait bien remplir l’heure de spectacle avec quelque chose). Le parti pris avait de quoi dérouter le spectateur qui s’attendait au démarrage direct de l’histoire. En lieu et place, une jolie sélection de pièces - pour la plupart tirées d’ensembles plus importants - était jouée tandis que les personnages faisaient quelques apparitions aux "fenêtres" du décor-calendrier. Parfois juste pour une mimique, parfois pour des airs, extraits notamment de Pulcinella. D'ailleurs, il paraît que pour ledit ballet - qui met également en scène des amours rocambolesques - Stravinsky aurait puisé de l’inspiration auprès d’airs de Pergolesi. Et ce compositeur italien n’est autre que l’auteur d’un des intermezzi napolitains les plus célèbres qui soit : La Serva Padrona. Quand on parlait de clin d’oeil…
Sans trop s’étaler en dithyrambes, on peut dire qu’une fois de plus, Opéra Louise a réussi son coup. Choix d’œuvres audacieux pour lieu hors du commun, mise en scène originale et costumes bigarrés – tout concordait à faire de ce Mavra un événement unique. Les musiciens et chanteurs ont excellemment interprété la partition exigeante et même les oreilles les plus hermétiques au style pouvaient se régaler – visuellement – des tours magie culinaires d’une Mavra décidément un peu à côté de la plaque. Pas barbante pour un sou, la structure en deux temps de cette représentation a en outre permis d’explorer plusieurs facettes de Stravinsky et s’est terminée aussi vite qu’elle avait commencée. En ressortant du cocon aménagé dans l’immense halle Cardinal, on avait tout oublié du froid humide, insidieux et peu accueillant du lieu industriel.