Depuis que nous avons lancé TEA, nous avons découvert une foule de choses bizarres. Vraiment. Si bien qu'on a fini par développer un certain goût pour l'anormalité (sans la connotation péjorative que l'on pourrait associer à ce terme). Et pourtant, on se laisse encore surprendre, et pas qu'un peu. Plus on creuse et plus on rencontre des personnages grandiosement barrés et franchement insaisissables.
Prenez Le Ton Mité, par exemple. Le projet solo de McCloud Zicmuse (sic), un Américain à Bruxelles, est de prime abord assez déconcertant : une collection de mini chansons, à l'instrumentalisation aussi minimale que bricolée, avec de rares paroles à propos de la météo ou de la nourriture. Un homme qui va au bout de ses idées. J'ai rencontré le bonhomme place Flagey autour d'un verre. Il était charmant et riait comme un enfant. Je n'en attendais pas moins de sa part.
INTERVIEW LE TON MITÉ
Je ne sais pas vraiment comment commencer cette interview en fait. Je pense que c’est parce que je ne sais pas comment te présenter. Je ne sais même pas comment dire en une phrase qui tu es. Qui es-tu ?
En une phrase, je ne sais pas, non. Je sais qui je suis, merci Dieu ! Mais si je devais penser à le dire en une seule phrase, il aurait fallu que tu me le demandes une semaine avant. Dans le contexte de l’interview, je suis interviewé comme un musicien. Sous ce contexte je serais sûrement interviewé en tant que Le Ton Mité, qui est mon projet solo. [pause] J’ai commencé à écrire un truc l’autre jour, ça s’appelle "le contre rock". Parce que le rock’n’roll est basé en quelque sorte sur la jeunesse éternelle. Et donc au final c’est toujours décevant à la fin parce qu’on fini par vieillir, ou notre corps ne peut pas rester jeune pour toujours... Je ne pense pas que je fais de la musique pour les vieux, mais je ne pense pas non plus être engagé dans l’esthétique rock’n’roll. Je l’ai été et je le serai à nouveau peut être. Mais ça semble être une déception certaine. C'est quelque chose qui promet l’orgasme éternel. Donc je ne suis pas anti rock, je ne veux pas détruire le rock, mais "contre rock", comme la contredanse. Une façon de dire que je suis en opposition avec quelque chose, mais que je ne veux pas que ça soit détruit. Je ne suis pas rock. Je suis "contre rock".
Tu es un Américain qui a déménagé en Europe et vit aujourd'hui à Bruxelles, pourquoi ?
J’ai loupé mon avion en 2006.
Vraiment ?
Je devais retourner aux Etats-Unis.
Et tu as raté ton avion et t’es dit que c’était un signe ?
Oui. (rires) J’ai loupé mon avion parce que j’ai loupé mon train qui allait à l’avion.
Ou alors tu l’as fait exprès ?
Disons que j’ai laissé faire. En fait, à l’époque j’étais à Bordeaux et j’ai vu un nuage dans le ciel qui était en forme de la côte ouest française, avec la Gironde et tout. Et je me suis dit "Ok, peut être que je devrais rester."
Et tu es resté à Bordeaux combien de temps ?
Huit mois. Mais j’étais en tournée aussi avec le Ton Mité. Et comme j’étais à Bordeaux, je me suis dit, well, ok, maintenant je suis là. Donc ensuite j’ai fait une version le Ton Mité en groupe, avec des gens qui vivaient à Bordeaux, des gens assez fous pour faire ça. On a fait une tournée à l’automne 2006 et on a joué dans un squat près de Delta, ici à Bruxelles. Et je suis vraiment tombé amoureux de cette ville. Finalement, après quelques tentatives, je suis arrivé ici en 2008. Ca m’a pris deux ans.
Je vois la Belgique comme un pays étrange mais aussi très drôle et absurde, et c’est marrant car c’est le genre d’adjectifs que j’aurais tendance aussi à utiliser pour ton travail.
Ouais ouais. Ça colle bien. J’aime Bruxelles parce que c’est assez chaotique, c’est vraiment relax à côté de la culture et des villes françaises. Et j’aime l’architecture de la ville, j’aime que ça fasse penser à une petite ville. C’est dense, mais petit. Ça ne s’étend pas à l’infini comme Paris par exemple. Et j’aime la culture flamande, la culture wallonne, et la culture bruxelloise (rires).
Pourquoi as-tu décidé de chanter en français ?
Parce que mon nom de groupe est Le Ton Mité.
Pourquoi, d’ailleurs ?
Quand j’ai commencé à jouer de la musique en tant que Le Ton Mité, c’était en 1998. J’en avais marre d’être dans des groupes avec des noms super cools comme Yeah ! The Hip Rotters ! Cool Mega Nega Lega Raga Laga ! Des choses du genre, j’invente complètement. Donc je me disais ok, j’ai été punk, je suis punk. Pas avec le mohawk, mais j’aime l’attitude punk. J’ai fait de la musique, de la musique qui fait du bruit, donc maintenant, je vais commencer à faire de la musique avec le bruit. J’ai commencé à utiliser un clavier Casio, sampler, enregistrer sur des micro cassettes [Il imite le bruit d’une cassette qui se rembobine], et je me suis demandé quelle serait la meilleure façon de décrire la musique que je fais. J’avais pris des leçons de français, aux Etats-Unis, ce qui ne veut rien dire, à part que j’avais un dictionnaire français-anglais. Donc je regardais le dictionnaire et j’ai trouvé des mots qui correspondaient à la musique que je faisais à l’époque. Le Ton Mité. Ça fait sens. Et maintenant, c’est surtout mon français qui est mité.
Je n’ai pas une fascination pour le français. Pour moi, l’endroit le plus exotique du monde quand j’étais enfant était le Québec. C’est pourquoi j’ai commencé à apprendre le français. Il y a une série du début des années 80 qui s’appelle SCTV et c’était une des séries les plus drôles qui soient. Et ça a ouvert mes yeux sur le Canada quand j’avais genre neuf ans. Pour moi le Canada était vraiment un endroit exotique, et par extension, Québec aussi. C’est comme ça que j’ai commencé à apprendre le français, et j’ai continué. Et le nom du groupe a été Le Ton Mité. Et ensuite en 2006, mon nom de groupe est Le Ton Mité, et je suis à Bordeaux, avec des français, qui parlent français. Donc c’est comme ça que j’ai commencé à chanter en français. Je me disais que ce serait le reflet de ma vie.
C’est marrant, c’est l’exact inverse de beaucoup de groupes français qui eux préfèrent chanter en anglais, parce que leurs influences chantent en anglais, ou juste parce que ça fait plus cool.
En fait, c’est vraiment parti d’un constat logique. Mon groupe est français, mon nom de groupe est français, je suis en France, mes amis sont français, je parle français, donc Le Ton Mité est un groupe français, qui chante en français. Et puis ensuite c’est devenu une sorte de rébellion aussi. Parce que j’ai vu beaucoup de groupes français ou belges qui chantaient en anglais.
Tu trouves ça dommage ?
Je pense que c’est une honte. Je pense que c’est une honte parce qu’après la langue est morte, s’il n’y a personne qui essaie de nouvelles choses. J’ai parlé à tellement de musiciens qui disaient "Oh tu sais, le français n’est pas une langue indie rock, ou le français n’est pas bon pour le genre de musique que je fais" et je pense tout simplement que c’est une honte. Mais je vois le problème, parce que la culture française est très oppressante. Et souvent, quand les gens commencent à chanter en français, ils sont immédiatement comparés à d’autres musiciens français comme Serge Gainsbourg, Bashung, Jacques Brel… Donc c’est très intense. Maintenant je comprends pourquoi les gens veulent se libérer de ça, pourquoi ils chantent en anglais. Mais les meilleurs groupes qui chantent en anglais sont les groupes qui ont un anglais vraiment pourri. C’est le top. J'ai des amis qui s’appellent le Club des Chats, ils viennent de Paris mais ils ont déménagé à Bruxelles il n’y a pas longtemps, et leur anglais est tellement mauvais que quand ils chantent, c’est hilarant. C’est magnifique ! Tout, c’est de la beauté pure. J’aime quand les gens n’essaient pas. C’est plus beau parce que c’est ok de montrer d’où tu viens. Je pourrais franciser mon français, je pourrais parler parfaitement français, mais pour quoi faire ? Je ne suis pas français ! Je ne suis pas wallon ! Je pense que c’est une question d’honnêteté vis à vis d’où je viens. Je pense que c’est important que je conserve mon accent, comme ça je sais d’où je viens. Et j’ai l’impression qu’avec l’anglais... C’est la beauté de l’anglais : tu peux parler avec n’importe qui et si tu as un fort accent, on s’en fout. On veut juste communiquer ! Et je pense que ce qui est important dans la musique, c’est la communication. Je ne pense pas que les gens devraient s’inquiéter de leur accent. Pour moi, cela rajoute à la beauté de la chose. C’est encore pire quand des gens essaient d’imiter un accent américain ou anglais et se ratent. Les gens pensent que c’est stupide. Je ne pense pas que c’est stupide, je pense que c’est honnête, d’avoir un accent.
Et comment tu écris tes morceaux ? Tu parles de choses aussi variées que la nourriture et la météo. Ça semble très naïf...
Chaque chanson que j’écris est à propos de choses que je vis. C’est à propos de ma vie. Ce sont mes mémoires, mon journal de bord. Ce n’est pas fait pour être naïf, mais simple. Je sais que c’est très simple. Je ne prétends pas être un philosophe, et je ne prétends même pas être poétique. J’écris juste les choses telles qu’elles apparaissent dans ma mémoire.
Tu essaies de garder la simplicité car tu penses que c’est plus honnête ?
Oui. Et pour moi, c’est partager une expérience avec le moins de matériaux possible. C’est concentré. Les chansons sont comme du concentré de tomate (rires). C’est un bon exemple. Elles ont un goût très fort, mais tu n’as besoin que d’une petite quantité pour la totalité du plat. J’ai l’impression que la plupart des chansons, primo, ne veulent rien dire le plus souvent, et secundo, elles sont si longues, qu’à la fin je perds l’intérêt. Et même dans ma musique, je m’ennuierais si je me perdais trop. Dès que je commence à jouer, c’est un monde sans temps, je suis dans un autre univers, où le temps n’existe pas. Donc même si mes paroles sont courtes, et mes chansons sont courtes, dans ce cadre, j’ai l’impression que ça a duré une heure. Des fois, je vais jouer des concerts de quinze minutes en ayant l’impression que ça a duré une heure et demie. Et je me dis "Oh mince, les gens doivent déjà en avoir marre". Mais ils me disent "Euh, tu dois encore jouer trente minutes" (rires). Mais c’est bien. Ça me tient en alerte.
Des gens utilisent le terme "avant garde" pour parler de ta musique, ça te convient ?
C’est cool. Je pense que je vais aller acheter un béret (rires). Je ne sais pas. Pour moi, je fais de la pop music. Les gens disent que je suis un musicien expérimental, mais je ne pense pas que ça soit si expérimental. Ce n’est pas comme si les gens devaient fermer leurs oreilles parce que les sons que je joue les font saigner. Avant garde… Je ne sais. D’où je viens, c’est un compliment. Le Corbusier, il était avant garde, non ? Avant garde… Personne ne m’avait dit ça en face (rires) !
Donc qu’est ce que Le Ton Mité avant tout ? C’est de la musique, de l’art, un concept, de la pop, ou juste toi qui es un peu taré ?
Oui ! (rires) Merci ! Merci beaucoup ! Le Ton Mité… Ça dépend de comment c’est présenté. Par exemple le 28 mars je jouerai un concert dans un atelier du Recycl’art. Je ferai quelques chansons tout seul, avec mes instruments faits maison, et ensuite je jouerai avec un saxophoniste et un percussionniste. Si j’étais payé assez, je jouerais probablement toujours avec un trio. Et je m'appliquerais toujours à jouer les chansons de mes disques de la façon qu’elles méritent. Mais vu la réalité de la situation, j’ai décidé… Quand je joue seul, je peux être libre et je peux improviser. Donc pour moi, je pense que c’est plus un projet artistique. Le Ton Mité c’est mieux dans les galeries, les maisons du peuple, les centres d’art… que dans les festivals de musique. Peut être. Ca dépend. Je peux garantir une seule chose : aucun spectacle n’est le même.
Quel est le pire concert que tu aies joué ?
Woaw, il y en a eu tellement !
Vraiment ?
Bien sûr ! Si tu n’échoues pas, tu ne réussis jamais ! (rires) Le pire spectacle que j’ai pu faire peut être, en terme de concert "classique", c’était le 31 mai 2012 à l’Espace B à Paris. C’était le pire. A la première chanson, une des cordes de ma guitare s’est cassée. Et je joue de la guitare très mélodiquement, chaque note compte, donc je ne peux pas rattraper ça en jouant sur d’autres cordes. Donc tout le set était un foutoir, et je n’étais pas capable d’improviser pour me sortir de cette situation.
Certaines personnes pensent que tu es fou. Qu’est ce que tu as à leur répondre ?
Au moins, je suis honnête à propos de ça. C’est bon ça ? (rires)
Poursuis-tu un grand but ultime à travers ton art ?
Ouiii ! [pause] La libération personnelle. Je pense que dans notre société, nous sommes très codifiés, et on attend de nous d’agir et se comporter d’une certaine façon. Et j’ai l’impression que mon art et ma musique, c’est moi qui prends le risque d’exposer et de faire de l’art qui est l’expression de moi-même. C’est très egocentrique d’un côté. Je refuse d’avoir peur de faire l’art que je considère nécessaire de faire.
Tu as un statut un peu particulier dans la musique, à savoir totalement inconnu de la plupart, mais culte pour une poignée, comment perçois-tu ce décalage ?
Je ne sais pas. C’est cool quand les gens aiment ce que tu fais. Mais c’est sûr que quand je rencontre des gens qui aiment le Ton Mité et sont remués par ce que je fais, j’ai l’impression d’avoir rencontré un nouvel ami. J’ai l’impression qu’à un certain point, quelqu’un me comprend. Et ils ne pensent pas que c’est une blague. Je pense que les gens savent que ce n’est pas une blague. Je pense que ça demande un peu de travail. Ce n’est pas facile d’aimer ce que je fais. Donc j’apprécie les gens qui prennent le temps.
Tu penses que ce n’est pas facile d’aimer ce que tu fais ?
Je ne sais pas. C'est à un cheveu d'être facile.
Si tu étais une femme célèbre, qui serais-tu ?
Oh oui ! Oh mon dieu ! Tellement ! C’est vraiment difficile. Je ne sais pas par où commencer… Ah… J’y suis presque ! Ah non, elle est partie... Aïe aïe aïe. Tu sais quoi ? Je pense, ok c’est très contemporain, mais peut être Tilda Swinton. Elle a l’air de bien s’occuper de sa vie. Et elle est assez cool sans se donner trop d'importance. Et elle a l’air assez impliquée politiquement. Le drapeau arc en ciel, le carré rouge, et des choses du genre. Je pense que c’est assez cool. Ce n’est pas une artiste ou quoi, j’aurais peut être choisi quelqu’un d’autre si j’y avais pensé un peu plus longtemps.
Quel est ton futur proche ?
Mon futur proche est partir au Portugal dans deux jours, faire une tournée là-bas, revenir. Puis en mai j’irai en Espagne faire un workshop. J’apprends aux gens à créer leurs propres instruments à partir de matériaux de récupération. Ça s’appelle the instant instrument workshop. J’ai déjà fait onze ou douze ateliers comme ça.
Pour finir, une blague ?
C’est ma blague préférée. Mon père me l’a racontée quand j’étais enfant :
Un escargot va dans une concession Volkswagen. Il veut acheter une voiture. Il dit "j’ai besoin de quelque chose qui reflète ma personnalité, quelque chose qui dit, wep, je suis un escargot, je suis qui je suis." Donc il finit par choisir une Volkswagen Coccinelle, parce que ça ressemble un peu à un escargot. Puis il parle au vendeur et dit "Oui c’est très bien, mais j’ai vraiment envie qu’on voie encore plus que c’est ma voiture. J’aimerais bien un gros S peint sur le côté. Genre Mister Snail." Le vendeur dit "ok, comme vous voulez monsieur, ça a l’air super". Donc l’escargot revient une semaine après, il voit la voiture, c’est parfait, il y a la grosse lettre sur le côté, il est super content. Il se dit "C’est la voiture dont je rêvais, c’est ce qu’il me fallait". Donc il prend le volant et descend la voiture dans la rue. Il fait 500 mètres ou quelque chose comme ça, et il passe devant un groupe de hippies sur le bord de la route. Et un des hippies dit "Man, did you see that S car go?"
Vous pouvez écouter en intégralité l'album Version d'un Ouvrage Traduit sur The Drone.