L E O F A N Z I N E O Q U I O M E T O L A O C U L T U R E O E N O S A C H E T S

16.8.14

[GUEST 5] L'ébénisterie

[GUEST 5 : Kastel JB]

Milos se lève à 4 heures du matin, comme d'habitude. C'est une belle journée qui s'annonce. Il prend soin de ne pas déranger son fils et sa femme qui dorment encore.

En chemin, Tsane le rejoint. Ils se connaissent depuis longtemps, c'est avec lui qu'il décida de fonder l'ébénisterie. Jeunes et volontaires, la chance n'a jamais été avec eux. A 14 ans, ils travaillaient à la ferme du père de Milos, mais les relations avec l'Autriche-Hongrie étaient mauvaises, si mauvaises que le commerce de porc avait fait faillite en Serbie, poussant les deux hommes à la porte. Eux, ils ne s'intéressent pas à cela, la nation, le voisin, ce n'est pas important. Ce qui importe, c'est d'avoir un métier et de pouvoir vivre paisiblement.

En 1912, ils échappèrent aux combats en étant affectés aux cuisines. Finalement, la connaissance du porc les avait peut-être sauvés. Malheureusement, ils perdirent de nombreux amis, des proches. Vladimir le fils du boucher, Dino le fonctionnaire, Nikolas l'étudiant étaient tombés dans cette guerre. Mais ils redoutent encore plus la prochaine, elle arrive, elle est proche et elle sera terrible. Depuis l'attentat qui a eu lieu à Sarajevo, le conflit va éclater, et là, ils savent qu'ils ne seront pas épargnés. Avec leur atelier situé sur les berges du Danube, ils voient l’Autriche-Hongrie de l'autre coté de la rive.

En chemin, Milos interpelle son ami : "J'ai vu Dragomir hier, il m'a demandé si tu avais terminé de réparer la chaise des Milanovic."
Il lui répond d'un ton aigri  "Il commence à m'emmerder celui-la, j'ai d'autres réparations à faire avant de m'occuper de ses proches. Ce planqué aime que les choses soient faites pour lui mais n'aime jamais se mouiller.
- Je sais. Mais c'est un client qui paye bien
-Et moi, quand les Autrichiens arriveront, je pourrais me payer un billet pour me cacher en France ou en Grèce ? C'est toujours les mêmes qui payent ; nous ! La chair à saucisse, tandis que les gros restent à se pavaner en haut de la rue Knez Mihailova. Il y a deux ans, c'était ça. Nous avons eu de la chance toi et moi. Et crois-moi, cela ne se reproduira pas ! Même si nous sommes aux cuisines, le front sera là, les canons pointés vers nos maisons et nos familles. Les Radosevic sont déjà partis dans les montagnes, je pense que je vais faire la même chose.
- Au fond, nous ne sommes pas sûrs que les Autrichiens attaquent. Et puis, tu ne vas pas me laisser seul avec l'atelier ?
-Je m'en fous que ce petit Bosnien ait tué l'autre là, ce qui m'importe c'est ma famille et ma maison."
Ils entrent tous deux dans l'atelier, comme si la conversation n'avait pas eu lieu.


A midi, ils prennent leur pause sur la berge, leurs femmes et enfants sont là. Milena a ramené une belle bouteille de Vranac. C'est un jour spécial, ils viennent de terminer une énorme commande pour le Théâtre de Belgrade. Ils en sont fiers, deux années après l'ouverture de l'atelier, ils fournissent déjà les hauts lieux de la ville.

Milos repense aux paroles de Tsane. "Tu étais sérieux pour ce matin ?
- Sur quoi ?
- De partir pour le sud, si les Autrichiens arrivent, je pense que toute la Serbie sera touchée, cela ne changera rien"
Maria intervient : "Tu sais ce qu'il disent de l'autre coté ? "Serbien muss sterbien", la Serbie doit mourir. Quand ils viendront, ils prendront tout. Autant être le plus loin possible
- Tu sais, nous n'avons pas réellement fait de belles choses pendant la dernière guerre, notamment au Sud. La guerre reste cruelle, peu importe ton côté"
Tsane renchérit : "C'est pour cela que je veux partir, j'en ai marre de cela. Après l'école, nous nous étions promis de rester ensemble, vient avec nous dans les montagnes, mon oncle possède une ferme, nous allons pouvoir y travailler.
- Mon gamin est trop jeune, le voyage sera trop dur pour lui. Belgrade, c'est bien pour un enfant, il peut grandir tranquille, étudier et avoir une meilleure vie que son père.
- Mais en partant, tu lui offriras la possibilité de vivre." 
Le dialogue s'arrête net. La pluie surgit de nulle part et les deux familles vont se réfugier dans l'atelier.

Le lendemain, au petit matin, les soldats arrivent chez Milos. Il comprend. En sortant, il voit des lueurs dorées dans le noir au loin. La guerre a déjà commencé. En se dirigeant vers Belgrade, ils passent devant la maison de Tsane qui est vide. Le sergent de la troupe lui demande s'il est parti depuis longtemps, "ça fait deux semaines qu'il ne vient plus travailler".

Le départ de son ami ne changera rien, comme le quart de la population serbe, eux et leurs familles seront pris par la faucheuse. Milos prendra une balle en pleine tête contre les Bulgares et Tsane sera abattu pour désertion. Dragomir, lui, partira en Espagne.



***


Kastel JB, Balkangeek.

Il a travaillé avec le méchant gouvernement du Kosovo, État où la durée de vie est estimée à 3 semaines. Il ne cesse d’arpenter les alpes dinariques avec son Jacques. Il s'est d'abord baladé comme journaliste dans la région, puis a collaboré avec différentes institutions nationales, think tank et cabinets. Bref, il a presque tout fait là-bas.

Son vice, la Rakia et les Plazmas.