En temps normal, j'enregistre toutes mes interviews avec un vieil enregistreur cassette hérité de ma maman. Je l'aime bien, il fait un petit bruit rassurant quand il est en marche et le gros "clac" sur la bande à la fin de l'interrogatoire a quelque chose de très satisfaisant. Franchement désuet, l'outil suscite souvent des réflexions amusées de la part des groupes du genre "ça court plus les rues ce genre d'engin!" et parfois, j'ai même droit à un chapitre nostalgique sur les playlists qu'untel a façonné dans sa folle jeunesse. Avec son album Cabinet of Curiosities qui compile un tas d'instrument qu'on n'a plus tant l'habitude d'entendre de nos jours, Jacco Gardner semblait être le client parfait pour discuter face aux bobines usées de mon vieux clou d'enregistreur. Malheureusement, pile poil ce jour là, je n'avais plus de cassettes vierges à remplir de l'anglais parfait du jeune Hollandais. Ce sont donc les bobines virtuelles de mon téléphone qui ont déclenché une remarque nostalgique de la part du petit jardinier. Aaah qu'il était beau le passé! Nageant en plein dans la "rétromania" ambiante, Jacco nous a longuement entretenues de sa vision idéalisée des sixties. Bien moins timide que ce qu'il ne laisse paraître, il a pris le temps de répondre de façon réfléchie à toutes nos interrogations - que ce soit au sujet de sa collection d'orgues vintage ou de sa mascotte Fredrik. Aperçu de l'univers onirique d'un garçon le cul entre deux temps.
INTERVIEW JACCO GARDNER
TEA : Ta musique est clairement référencée sixties. D’ailleurs, tu cites souvent des groupes de cette époque en tant qu’influence. Il n’y a rien de bien en 2013 ?
Jacco Gardner : D'une certaine façon, oui. Mais ce que je considère comme de la bonne musique ne le sera pas forcément pour quelqu’un d’autre. J’aime beaucoup la musique qui excite l’imagination, qui transporte l’auditeur dans son propre univers et le détache de la réalité. La musique doit être marquée par différentes énergies. Toutes ces choses étaient très importantes dans les années soixante.
Tu penses que cet "esprit" a disparu avec le temps ?
C’est en train de revenir. Un certain nombre de nouveaux groupes sont inspirés par les sixties comme je le suis moi-même. Actuellement, il n’y a que peu de groupes qui font des choses qui sonnent radicalement "nouveau".
Si la plupart des groupes sonnent clairement référencés, c'est parce que tout a déjà été composé ?
Je ne sais pas. Je pense que la musique avait un sens différent dans les sixties. Malgré tout, je pense que l’inspiration qu’on en tire aujourd’hui est différente que celle de l’époque. Aujourd'hui, la musique combine le contexte actuel avec les inspirations des années soixante. Je ne pense pas que les groupes se contentent de copier le passé. Je pense au contraire qu’ils parviennent à faire des choses très nouvelles tout en étant très inspirés par les sixties.
Est-ce que cela n’est possible que pour des gens nés après les années soixante ?
Est-ce que cela n’est possible que pour des gens nés après les années soixante ?
Oui, je n’étais même pas né dans les années soixante.
Mais alors qu’est-ce qui est si passionnant dans cette époque ?
Je pense qu’il y avait une certaine liberté de pensée et d’action. Un peu comme quand tu es enfant et que tu as ton propre univers imaginaire. Cela influe sur la vision que les gens ont des choses. A mon avis, dans les sixties, cet état d’esprit était prépondérant et j’essaie d’appliquer ça dans ma vie.
Tu te sens comme un enfant quand tu composes ?
Tu te sens comme un enfant quand tu composes ?
D’une certaine façon, oui. C’est un peu comme quand tu dessines. Quand tu es enfant, c’est une de tes occupations principales et puis tu grandis et il n’y a plus que les artistes qui le font. Selon moi, faire de l’art est toujours une activité un peu enfantine.
Tu dessines également ?
Je dessinais, en effet. Pendant longtemps. Mais au moment de choisir ma voie d'études je me suis décidé pour la musique. Quoi qu'il en soit, les images sont très importantes dans ma musique. Quand je compose, j’essaie de traduire un visuel présent dans ma tête. Au lieu de dessiner ces images, je les traduis en sons.
C’est un peu comme raconter des histoires.
Oui, exactement !
Est-ce que tu te cherches à te créer une sorte de personnage ?
C’est une question intéressante. Parfois, c’est un peu dur de savoir si je suis en train de construire un personnage que j'essaie d'incarner ou si je suis tout simplement cette personne. Je n'arrive pas à trancher. Parfois les gens remarquent que quelqu’un essaie désespérément d’être quelqu’un qu’il n’est pas, tandis que la personne elle-même pense qu’elle est complètement ce personnage.
Est-ce que tu penses que les gens te voient comme quelqu'un qui essaie d'incarner un personnage ? Même tes vêtements, ton style en général n'auraient probablement pas détonné dans les sixties...
Je ne crois pas. Je pense que les gens sentent une certaine authenticité. Ils se rendent compte que je suis juste sincèrement tel que je me montre. D'une certaine façon, la personne que tu es est aussi la personne que tu voudrais être. C’est toujours flou.
Le fait que tu te produises sous ton propre nom ajoute peut être également de l'authenticité.
Oui, c’est vrai. En même temps, il est impossible d'être toujours 100% soi-même. Tu es toujours la personne que tu as choisis d’être également. Et la personne que tu veux être peut ne pas être la personne que tu es.
Et même en créant ton personnage tu dis des choses sur toi-même, même sans le vouloir expressément.
Exactement.
Dans son récent ouvrage Retromania, le critique musical Simon Reynolds analyse les liens entre la musique "du passé" et la musique d'aujourd'hui. Est-ce que tu penses que les "revivals" et toutes les références à des trucs passés sont forcément nécessaires dans la musique ?
Evidemment, on ne peut pas créer quelque chose de neuf à partir de rien. Les nouvelles créations se basent sur des choses antérieures. Les évolutions doivent venir de quelque part sinon ce ne seraient pas des évolutions.
Est-ce que tu t'identifiais à un "héros" quand tu as commencé à faire de la musique ?
Quand j’ai commencé à découvrir ma musique favorite - autour de treize, quatorze ans - j’ai découvert Syd Barret, les vieux Pink Floyd et ce genre de trucs. Syd m'a complètement ouvert les yeux sur la musique psyché des années soixante. Selon moi, c'est le personnage qui incarne le mieux la période. Quand j'ai découvert son existence, je me suis totalement plongé dans cet univers. Il reste toujours très important pour moi.
A tel point qu'aujourd'hui, les gens te comparent à lui. Est-ce que tu vois ça comme une réussite personnelle ?
Je n’en suis pas sûr. Il a certainement eu une grande influence sur ma jeunesse et sur mes compositions mais je ne suis pas sûr que ça va durer pour toujours.
Aujourd'hui tu t'intéresses plus à d'autres styles de musique ?
Je suis toujours à l’affut de nouvelles musiques. Il y a environ cinq ans, j'ai vécu une super période où j'ai découvert toute la musique que je considère aujourd'hui comme ma favorite. Aujourd'hui, j'ai l'impression de tomber sur de moins en moins de trucs qui me plaisent vraiment.
Tu as l'impression d'avoir épuisé le créneau ? Tu n'as pas un peu peur de tourner en rond ?
Pas vraiment, mes intérêts évoluent toujours. Même s’il y a plein de choses que j’adorais dans le passé et que j’aime toujours, je m'ouvre de plus en plus aux musiques actuelles. J’ai le sentiment que plus je change, plus je m’ouvre à différents types de musique.
Est-ce que tes goûts évoluent également en fonction des tournées que tu as faites et des musiciens qui t’accompagnent ?
Il est certain que le fait de partir en tournée a un impact, mais il y a plein d’autres facteurs. Comme simplement le fait de vieillir, de changer de direction. Il est certain que les gens que je rencontre ont un impact sur ce que j’aime et m’influence.
Sur l’album, tu joues toi même la plupart des instruments. Qu’est-ce que ça change d’être accompagné de musiciens en tournée ?
Est-ce que cela change ta façon d’interpréter tes compositions ?
Oui, c’est sûr. Jouer dans des festivals par exemple. Mais aussi jouer en live en général. Le fait de savoir quel genre de musique a quel impact sur le public, cela modifie ma façon de faire de la musique.
Tu joues en interaction avec ton public ?
Oui, d’une certaine façon, sur scène, on sent qu’est ce qui fait bouger les gens et cela a aussi un effet sur moi. De cette façon, j’apprends à me connaître d’une façon que je ne connaissais pas avant. Cela a définitivement une influence sur ma manière de composer.
Comment appréhendes-tu les concerts en général ? Tu as mis un certain nombre d'années à composer ton album donc j’imagine que tu dois être un sacré perfectionniste.
Oui, un peu. Je commence à apprendre à laisser aller. Je commence à apprécier les imperfections. Effectivement, je pense que les tournées m'ont changé. J’appréhende les choses de façon plus "organique", moins "perfectionniste".
Ton prochain album sera donc écrit en 2 semaines ?
Probablement pas. Ce qui est sûr c’est qu’il va être très différent du premier. Il traitera mes sentiments actuels. Alors que le premier album ressemble à une compilation de trucs vécus sur une certaine période, j'ai désormais plutôt l’impression de composer une seule grande chanson.
Tu renonces donc à ton côté nostalgique ?
"Renoncer à la nostalgie"... c'est intéressant comme concept. Un jour quelqu’un m’a demandé pourquoi ma musique est si nostalgique. Je ne comprenais pas sa question. Vu que je n’ai pas vécu dans les sixties, tous les sons que j’ai utilisé me paraissaient "neufs" et non nostalgiques. Puis la personne a précisé que c'était en raison de mes textes qui parlent de mes souvenirs. De ce point de vue, effectivement, mes compositions sont extrêmement nostalgiques ! Etant donné que mon futur album va aussi thématiser des expériences passées, je suppose qu'il sera lui aussi teinté de nostalgie. Même les souvenirs datant d'à peine une année sont nostalgiques. Au fond, il est impossible de renoncer à la nostalgie.
Quelle est selon toi la meilleure chanson des sixties qui n’a pas été composée dans les années soixante ?
Hmm... c'est trop dur de ne choisir qu’une chanson ! Si je pouvais désigner un album, je dirais Shadows de Maston. Il est super ! C’est un type qui joue aussi toutes sortes d’instruments. Il me ressemble beaucoup et nous sommes sur le même label. D’ailleurs son album est sorti exactement un jour après le mien. Sa musique est très similaire à la mienne de plein de façons. C’est rempli d’imagination et aurait probablement pu être composé dans les sixties.
Les sons de ton album sont particuliers notamment en raison des orgues que tu utilises. Comment as-tu commencé à jouer de ces instruments ?
Dans la musique que j'écoutais, il y avait beaucoup de sons que je ne connaissais pas et qui ne se retrouvaient pas dans les productions plus actuelles. Ces sons proviennent d'orgues, de clavecins, de cordes et confèrent une image très claire. Lorsque tu joues du clavecin, ce n’est pas comme jouer du piano, ni comme jouer avec un synthétiseur. Les sons ramènent en arrière. Ils sont très très évocateurs, et l'auditeur fait tout de suite des associations avec le passé et ça excite l’imagination. Je pense que c’est ça qui m’a séduit. Je me demandais ce qu’étaient ces instruments qui avaient autant de pouvoir sur moi et je voulais être capable d'en jouer.
Quel est l’instrument le plus particulier que tu aies jamais joué ?
Je possède un instrument bizarre. C'est une sorte d’orgue qui nécessite des disques transparents et fonctionne avec de la lumière. Ca fonctionne comme... (s'ensuivent cinq minutes d'explications passionnées au sujet du fonctionnement de l'instrument en question mais on n'a pas tout compris, ndlr) ... et ça s'appelle "Optigon" à cause de la lumière. Le son est incroyable.
Tu as une collection d'orgues ?
Quand je découvre un nouvel instrument, je deviens tellement obsédé que je dois absolument l’acquérir. Ma plus récente acquisition est un piano Wurlitzer et je l’utilise en live. C’est un de mes instruments préférés en ce moment. J’ai toujours aimé chercher l’instrument parfait qui me correspondrait de la façon la plus juste.
Tu cherches à reproduire un son que tu imagines très précisément ?
Oui. C’est comme si les émotions que j’aimerais exprimer correspondaient à un son particulier. Par exemple, si tu joues de la guitare électrique, l’émotion que cela transmet est très différente d’un son de guitare acoustique. La guitare acoustique est plus "chaude". De la même manière, mon piano Wurlitzer est très proche de ce que je cherche à exprimer. Il me semble que plus le temps avance, plus je trouve d’instruments et plus je me rapproche de ce que je recherche. Je ne pense pas encore que ce soit parfait mais c’est très proche.
Tu n'as donc pas encore trouvé l'instrument qui te représenterait à la perfection.
Non, je ne sais même pas s'il existe. Probablement que non. Mais je vais quand même continuer à chercher. C’est la meilleure façon de rassembler le plus d’instruments avec lesquels j’arrive à m’exprimer.
Tu pourrais faire ton propre instrument.
Ca pourrait être une idée pour le futur mais je ne suis pas très bon en bricolage. Si j’étais bon… peut être que je ferai ça à l’avenir.
On a beaucoup parlé d’orgues mais à la base tu as commencé avec la guitare...
Oui. Le truc que j’aime avec les orgues c’est qu’ils ont tous le même modèle de clavier. Du coup, quand tu sais jouer, tu peux tout jouer, bien que les sons soient totalement différents. C’est toujours intéressant d’essayer les mêmes parties de morceaux sur les différents instruments. Si tu joues un même motif sur un piano ou sur un clavecin par exemple, le clavecin va conditionner ta façon de l’interpréter. Je préfère jouer des trucs avec les claviers, de cette façon, j’apprends des motifs que je peux jouer de plein de façons différentes.
Quand tu composes, tu essaies sur tes multiples instruments ?
En général j’enregistre des trucs et j’essaie différents sons avec. Je fais ça avec un mini-keybord parce que j’ai samplé tous mes instruments, du coup je peux tout essayer sur mon ordinateur et après coup, je réenregistre le morceau avec le véritable instrument.
Tu as samplé tous tes instruments aussi pour le live ? J’imagine que tu ne te trimbales pas toute ta collection en tournée.
Effectivement, non, je ne peux pas prendre tous mes instruments en tournée. J’ai une guitare que j’ai achetée lors de ma tournée aux Etats-Unis et que j’adore, elle a le son clair que j’aime. La plupart des claviers que j’utilise sont samplés sur mon ordinateur et j’ai un petit clavier USB avec lequel je peux jouer dans le van.
Est-ce que tu aimes le thé ?
Oui. J'aime le thé au gingembre et au citron.
Si tu étais une femme célèbre, qui voudrais-tu être ?
Hmm… J’aimerais beaucoup être Delia Derbyshire. C’est une compositrice de musique électronique. Elle faisait partie du BBC Radiophonic Workshop. Elle a fait beaucoup de musique pour la BBC et pour la TV au début des années soixante. C’est elle qui a fait le thème de la série Docteur Who. C’est une femme impressionnante. J’aimerais bien être elle au moins pour un jour.
Comme ça tu pourrais écrire des génériques de série… Pour quelle série aimerais-tu écrire ?
Je ne saurais pas te dire. On me pose souvent des questions du style "ta musique évoque plein d'images, tu dois avoir une culture cinématographique incroyable et rêver de composer une bande originale" mais en réalité, c'est une question difficile car je ne connais pas grand chose en cinéma.
On a déjà parlé des images que tu essaies de traduire en musique. Est-ce que parfois ce sont des images que tu as vues dans des films qui t'inspirent ?
Mes idées viennent plutôt de la musique en elle-même. Visuellement parlant, j’aime beaucoup les trucs surréalistes et les vieux films. Est-ce que tu connais le film Valerie and Her Week of Wonders ? C’est un film des années 70 que j'adore mais je n'aimerais pas avoir composé sa bande son car je la trouve très bien comme ça.
Peut-être que tu rêves de faire ton propre film...
Ca, ça pourrait être vraiment intéressant! J’aimerais bien collaborer avec quelqu’un qui fait des films et créer simultanément, genre composer la musique pendant que le film est réalisé. Ca pourrait être vraiment cool.
Quel genre d’histoire est-ce que ça pourrait raconter ?
J’imagine un truc qui oscillerait entre un truc très effrayant et …
Effrayant ? Ta musique ne fait pourtant pas peur.
Non, mais j’ai toujours aimé l'équilibre entre quelque chose d'un peu creepy et quelque chose de très innocent, de magique. Du coup je ferais probablement un truc à la fois un peu effrayant et en même temps très beau.
Est-ce que tu connais une blague que tu pourrais nous raconter ?
Non. J’aime bien faire des choses drôles mais je n’aime pas les blagues qui ont un début et une fin. Par exemple, sur cette tournée nous avons acheté un cochon. Il s'appelle Fredrik et fait un bruit très marrant. C’est bien quand tu mets le groin tout près de ton oreille (ça donne l'impression qu'on te rote dans l'oreille, en gros, ndlr). Lors d’une tournée précédente nous avions déjà acheté une mascotte. Il s’appelait Rainer et c’était aussi un jouet, un personnage tout vert. Il ressemblait à un alien mais marrant et il se démarquait des autres trucs sur les rayonnages, parce qu’il avait moins d’air en lui que les autres jouets. Du coup il était penché et avait l’air tout triste. Au fil de la tournée, il a perdu de plus en plus d’air et ça donnait l’impression qu’il déprimait de plus en plus. Au final, il a eu l'air si triste qu’on a décidé de l’enterrer. Nous avons donc fait une cérémonie à la frontière polonaise à la fin de la tournée. On a partagé des souvenirs tous ensemble. C’était un peu triste et très drôle à la fois… Heureusement, maintenant, on a un nouvel ami, il est très cool et il fait des bruits. Rainer ne faisait jamais aucun bruit.
Photos: Le roux